Dossier : Municipales 2021. Une autre ville est possible
La taxe foncière a fait son temps
Pour penser la ville de demain, il faut également penser son mode de financement. Or, la fiscalité municipale se limite essentiellement à la taxe foncière, qui n’est pas adaptée aux défis d’aujourd’hui et de demain. Un débat politique fiscal est de mise.
Vivre en société, c’est apprendre à vivre ensemble. Pour y arriver, nous avons créé des institutions qui permettent de construire et de maintenir des infrastructures collectives et des services publics. Cela demande des ressources financières à investir « aux bonnes places ». Si le choix de ces « bonnes places » est hautement politique, on oublie parfois que le choix de la manière dont on perçoit ces sommes l’est tout autant. Et encore, les débats tournent généralement plus autour du niveau de la perception (par exemple, le taux de taxation ou les paliers d’imposition) que de sa nature. C’est aussi le cas en ce qui concerne la fiscalité municipale.
Il faut dire que la fiscalité municipale opère dans un carcan beaucoup plus contraignant que ce qu’on voit au fédéral ou au provincial. Ces deux paliers de gouvernement peuvent en effet créer de nouvelles taxes ou revoir complètement leurs tables d’imposition. Les municipalités, en revanche, ne sont que des « créatures des provinces », c’est-à-dire qu’elles n’ont pas d’existence constitutionnelle et dépendent des provinces pour déterminer leurs pouvoirs et leurs responsabilités. Au Québec, tout comme dans les pays anglo-saxons, le financement des municipalités repose certes sur une part importante de transferts des paliers supérieurs, mais il dépend principalement des taxes foncières. Ainsi, pour remplir leurs coffres, ce sont les bâtiments et les terrains que taxent par les municipalités, plutôt que les biens, les services, les revenus ou les profits.
D’où vient la taxe foncière ?
Il s’agit de l’une des plus anciennes formes de fiscalité, qui remonterait à plus de 6 000 ans avant notre ère. Bien avant que l’on remplisse des déclarations de revenus, c’était par le territoire possédé et ce qui était bâti dessus que l’on calculait la richesse d’une personne. Les taxes foncières avaient plusieurs avantages. D’abord, il était impossible de cacher la base de taxation : on ne peut cacher sous le tapis une maison ou un champ cultivé. Ensuite, il existe un lien fort entre la présence sur le territoire et les dépenses des gouvernements locaux.
Bien que cette méthode ait été efficace pendant de nombreuses années, voire pendant des siècles, le capitalisme a changé quelque peu la donne : si les plus nantis sont encore ceux qui détiennent le plus de patrimoine, la richesse passe également par la consommation et le revenu de travail. Lors de la Grande Dépression par exemple, plusieurs familles avaient encore accès à leur maison, mais n’avaient plus d’autres ressources. Il devenait alors difficile de remplir les coffres de l’État ou des municipalités en utilisant principalement la taxe foncière. Cette forme fiscale fut ainsi réduite à travers les années, compensée par les taxes sur les biens et les services (donc sur la consommation) et par l’impôt sur le revenu. Mais cette diversification s’est essentiellement effectuée aux niveaux provincial et fédéral. Au municipal, la taxe foncière est demeurée la principale forme de fiscalité.
Les limites de la taxe foncière
Les indicateurs que l’on choisit d’utiliser pour analyser une situation tendent à créer une distorsion, à transformer la réalité observée. Par exemple, si votre employeur veut s’assurer de votre productivité en vous demandant de longues journées de travail, vous pourriez choisir de rester plus tard au bureau, même si vous constatez que vous n’êtes plus efficace. C’est aussi une critique qui est faite au PIB, qui calcule la valeur marchande de la production sans prendre en considération ses externalités ni la production de biens et de services gratuits : il peut donc encourager la destruction de l’environnement au nom du profit, ou encore la marchandisation croissante de nos activités.
On peut voir la même tendance dans le financement municipal. La taxe foncière est un mode de financement sur lequel les villes ont un peu de contrôle puisqu’elles peuvent en déterminer le taux en plus d’encourager le développement immobilier. Ainsi, puisque la taxe foncière est la plus importante source de revenus des municipalités et la seule sur laquelle elles peuvent agir concrètement, cela mène parfois à des prises de décisions qui vont à l’encontre du bien commun, notamment dans un contexte de crise climatique. Par exemple, devant le choix de préserver des milieux naturels ou de développer de nouveaux quartiers, la solution rentable à court terme pour une ville pourrait être d’agrandir le bassin sur lequel appliquer des taxes foncières, bien que cela veuille dire miner la résilience du territoire. En effet, construire sur des milieux humides, sur les rives d’un cours d’eau ou sur d’anciennes forêts matures augmente les risques d’inondations et de glissements de terrain tout en menaçant la biodiversité. La préséance de la taxe foncière dans la fiscalité municipale favorise l’étalement urbain ou le développement de condos de luxe plutôt que la densification ou la création de logements abordables.
En d’autres mots, lier le financement des villes aux seules taxes foncières influence l’orientation politique des élu·e·s en encourageant un urbanisme qui va à l’encontre de l’environnement et de la justice sociale.
Faire autrement ?
Il existe d’autres modèles de fiscalité municipale. Par exemple, en Allemagne, dans les pays du nord de l’Europe et au Japon, c’est l’impôt sur le revenu qui finance principalement les gouvernements locaux. En revanche, leurs responsabilités sont beaucoup plus importantes que ce que l’on peut voir au Québec ou au Canada. En Allemagne, les services de garde, le soin des aîné·e·s et le logement social sont gérés localement. En Suède, l’éducation est du ressort des municipalités. Le recours à l’impôt sur le revenu, combiné à une forme de péréquation, permet donc une bonne base de financement stable et récurrent pour des services essentiels et universels garantis par les villes.
Est-ce que le Québec devrait suivre cette voie ? Chose certaine, il serait intéressant de revoir le dosage fiscal des municipalités afin de se défaire du carcan des taxes foncières et de réduire ses effets pervers. En choisissant un modèle mixte qui utilise à la fois une part de taxe foncière, une part d’impôt sur le revenu, mais également une part de taxes sur les biens et les services, les villes auraient ainsi une plus grande marge de manœuvre pour choisir comment se développer et pour répondre aux besoins tant du territoire que de ceux et celles qui l’occupent. Elles pourraient ainsi faire croître leurs revenus à mesure que croît l’économie, tout en gardant la stabilité propre aux taxes foncières.
Bien entendu, une telle transformation de la fiscalité municipale doit s’accompagner d’une réflexion sur le partage équitable des ressources à l’échelle du Québec pour éviter que les municipalités déjà plus nanties n’accaparent la part du lion en matière de ressources et, donc, de capacité d’agir.
Finalement, afin d’être conséquent avec l’urgence climatique, ce nouveau pacte fiscal doit aller de pair avec un cadre environnemental qui balise les orientations municipales. Il est révolu le temps où ces considérations pouvaient être de second plan. Nos étés sont déjà plus chauds, les feux de forêt plus dévastateurs, les sécheresses plus fréquentes, les événements climatiques extrêmes plus nombreux. Les villes peuvent agir, à leur échelle, pour créer les infrastructures nécessaires à une vie plus sobre en carbone. Notamment, on ne peut plus cautionner l’étalement urbain ou la place centrale qu’occupent les voitures, même électriques, dans nos milieux de vie. Puisque le financement des villes ne serait plus lié au développement immobilier tous azimuts ou à l’étalement urbain à tout prix, ce changement de cap incontournable serait plus facile à prendre.