Les féminismes améfricains

No 089 - septembre 2021

Amérique latine

Les féminismes améfricains

Danielle Coenga-Oliveira

En 1988, la féministe noire brésilienne Lélia Gonzalez nous invitait à partir de la catégorie politique culturelle de l’« améfricanité » pour penser et construire les théories et les actions féministes dans les Amériques. Ce mot-valise met en relief les racines et les influences amérindiennes et africaines qui, malgré l’effacement historique et continu, font partie intégrante des sociétés latino-américaines.

Cette proposition souligne le besoin d’aller au-delà des limites territoriales, idéologiques et linguistiques des pays pour penser les Amériques ensemble. Considérant le racisme comme un élément constitutif de ces sociétés au passé colonial, Lélia Gonzalez nous convie à mettre au centre de nos analyses les expériences, les savoirs et les résistances des peuples autochtones et noirs qui forment ce qu’elle nomme l’Améfrica Ladina. Partons donc de cette lentille de l’améfricanité pour explorer les luttes féministes en Amérique latine et les mouvements féministes améfricains.

Une pluralité de mouvements

Écrire sur les féminismes améfricains est un défi, d’abord parce que l’Amérique latine est plurielle. Elle est composée d’une multitude de territoires, de cultures, d’origines, d’histoires et de peuples. Ensuite, définir un féminisme en l’associant à un vaste territoire peut contribuer à l’effacement des nuances, des connaissances et des expériences locales. Aussi, on court toujours le risque d’idéaliser les mouvements féministes des Suds comme des mouvements intrinsèquement antiracistes et décoloniaux – or, comme n’importe quels autres mouvements, les mouvements féministes améfricains possèdent une histoire de conflits externes, mais aussi internes.

Comme l’affirme la chercheuse Marlise Matos, les identités et les projets portés par les luttes féministes dans la région sont hétérogènes, tout comme les stratégies employées pour la revendication de droits auprès de l’État. Néanmoins, rejoignant les professeures Virginia Vargas et Sonia Alvarez, Matos soutient que les mouvements se sont développés à partir d’un dialogue « translocal [1] » intense dans le cadre de rencontres régionales, d’espaces de discussions avec les organisations internationales, ou encore de rassemblements du Forum social mondial. En ce sens, il est possible de penser à une trajectoire partagée pour raconter les histoires des féminismes latino-américains.

Des féminismes forgés par les dictatures

Les luttes des femmes latinas ont été façonnées par la longue période dictatoriale s’étendant des années 1950 aux années 1980, et la défense de la démocratie est donc au cœur des mouvements féministes améfricains. Toujours selon Marlise Matos, en Amérique latine, la deuxième [2] vague féministe de 1950-1970 s’est organisée surtout autour des luttes contre l’autoritarisme militaire dans un moment de confrontation directe avec les États dictatoriaux. Puis, dans les années 1980 et 1990, la troisième vague émerge dans un contexte de luttes pour la redémocratisation. À travers le conflit avec l’État, après les dictatures et devant les dégâts des programmes d’ajustement structuraux imposés par le FMI et la Banque Mondiale, les féministes revendiquent la construction d’une société démocratique, anti-néolibérale et postcoloniale.

Noircir les féminismes

Les années 1980 et 1990 ont été aussi une période de mise en lumière du racisme traversant les luttes pour les droits. Au Brésil, Lélia Gonzalez provoque en posant la question : « Comment peut-on expliquer “ l’oubli ” [de la question raciale] par le féminisme ?  ». Elle affirme : « pour nous, la réponse est dans ce que les sciences sociales appellent le racisme par omission, qui a ses racines dans une vision de monde eurocentrée et néocolonialiste de la réalité ». Dans la même veine, l’intellectuelle Sueli Carneiro nous invite à « noircir les féminismes » en postulant l’impossibilité de penser à la situation des femmes améfricaines noires et non blanches à partir d’un paradigme qui invisibilise les intersections entre genre, race, classe, âge ou orientation sexuelle comme source de production des inégalités. Cette réflexion est cruciale pour comprendre le développement d’une quatrième vague féministe améfricaine aujourd’hui.

De plus, avec l’arrivée de la pink tide, cette « marée rose » qu’a représenté l’arrivée de gouvernements de gauche dans les années 2000, les mouvements féministes entrent en dialogue avec des États plus réceptifs à leurs revendications. Dans ce contexte, l’établissement des priorités dans la lutte féministe entraine contestations et disputes à mesure qu’un féminisme d’État s’institutionnalise. Auprès de l’État, l’ordre du jour féministe vise alors le démantèlement des logiques patriarcales et hétérocentristes, mais aussi coloniales et racistes qui marquent les politiques et les rapports sociaux.

Les mouvements populaires des femmes noires, rurales, autochtones, lesbiennes, syndicalistes, en quittant les marges et en occupant le centre des discussions pour formuler leurs demandes, marquent une nouvelle période des mouvements féministes améfricains. Pour Sonia Alvarez, la reconnaissance de «  l’intersectionnalité des différences comme un fait incontournable et comme force politisante des luttes sociales devient la clé des mouvements féministes au Brésil et en Amérique latine » – forgeant ainsi des points de vue améfricanocentrés et des alliances politiques translocales importantes.

En lutte contre l’antiféminisme de l’État

Certes, les mouvements et les luttes féministes se sont transformés, noircis, améfricanisés. Néanmoins, si leurs actions ont été indispensables à la reconstruction démocratique et à la reconnaissance des droits des femmes dans toute leur diversité, aujourd’hui, rien n’est garanti. Depuis les années 2010, les forces et des partis d’extrême droite qui occupent le pouvoir dans la région représentent une menace croissante pour les droits des femmes. Par exemple, en 2020 au Brésil, des groupes religieux et conservateurs (de la société civile et de l’État) militaient pour empêcher une jeune fille de dix ans d’interrompre une grossesse entrainée par de multiples viols commis par son oncle – alors qu’il s’agit d’un droit garanti par la loi brésilienne.

De plus, depuis 2013, la création d’une panique morale et politique autour d’une supposée « idéologie du genre » donne lieu à des campagnes « anti-genre » qui se sont notamment concrétisées par des projets de loi visant à interdire toute discussion critique concernant le genre, les droits sexuels et reproductifs, les droits LGBTQI+, l’éducation sexuelle, ainsi que la décriminalisation et la légalisation de l’avortement.

Si, des années 1980 jusqu’aux années 2010, la relation des féministes avec les États en était une de conflits, de confrontation et de contestation, l’arrivée de gouvernements d’extrême droite au pouvoir marque un nouveau temps, une nouvelle vague féministe où se précisent deux priorités : ne pas perdre les droits acquis et défendre la démocratie. Pour cela, agir ensemble est fondamental.

Des alliances populaires translocales

La quatrième vague féministe en Amérique latine est composée de mouvements populaires qui mènent des luttes antisystémiques pour faire face aux forces réactionnaires antiféministes. Aujourd’hui, la fin des violences structurelles qui contribuent à la subalternisation des corps féminins est au cœur des revendications, comme dans les mobilisations du mouvement contre les féminicides et pour la justice Ni Una Menos, né en 2015 en Argentine et dont l’appel à la grève générale pour le 8 mars 2017 a été entendu par des centaines de milliers de femmes de partout dans le monde. On peut aussi penser aux Encuentros feministas latinoamericanos, aux manifestations chorégraphiques de LasTesis au Chili pour dénoncer les violences faites aux femmes ou à la Marcha das Margaridas, une Marche des femmes rurales et de la forêt qui, depuis 2000, rassemble environ 100 000 femmes brésiliennes à Brasilia.

Parler d’un féminisme améfricain, ce n’est donc pas effacer les particularités, mais montrer la force de l’alliance des femmes sur le continent. Ce féminisme, qui n’englobe certes pas toutes les expressions des féminismes dans la région, repose sur des coalitions et sur le rassemblement des corps dans les rues, réunissant des femmes en lutte pour leurs droits, et plus généralement pour une société vraiment démocratique, juste et égalitaire. Ces féminismes multiethniques et multiculturels, qui sont le résultat d’une construction collective et continue, incitent les mouvements féministes de partout dans le monde à établir des alliances translocales et à élaborer ensemble des actions visant le démantèlement des multiples systèmes de domination. Finalement, ces mouvements féministes améfricains, construits du bas vers le haut, nous enseignent à construire un féminisme qui n’est pas basé sur l’« inclusion », mais plutôt sur l’élaboration de cadres de reconnaissance élargis dont la prise en compte des différences et de l’intersectionnalité est un élément central. 


[1J’utilise « translocal » pour sortir du paradigme des nations. Comme Alvarez, je considère les Amériques latines comme une formation culturelle transfrontalière, sans la restreindre à une zone géographique délimitée. Voir : Sonia Alvarez et al. (dir.), Translocalities/translocalidades : Feminist Politics of Translation in the Latin/a Americas, Duke University Press, 2014.

[2La première vague, au 19e siècle, était centrée sur les droits politiques et civils.

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