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Haïti. La place des femmes dans les récentes mobilisations
Depuis le 6 et 7 juillet 2018 s’enracine en Haïti une mobilisation populaire donnant à voir que la population demande des comptes au gouvernement. Ces manifestations ont débuté quand les citoyen·ne·s se sont révolté·e·s contre la hausse du prix des produits pétroliers que le gouvernement avait voulu imposer sous l’injonction des organisations internationales. Depuis cette date se sont répétés ou relancés des actes de protestations continues des citoyen·ne·s contre la corruption, la cherté de la vie et la gabegie administrative.
Dès le début, les organisations de femmes ont pris position. En témoigne le communiqué de presse du 10 juillet 2018 de la SOFA (Solidarite fanm ayisyèn) qui attirait l’attention du gouvernement sur le fait que les manifestations des 6 et 7 juillet portaient des revendications allant au-delà de la hausse des prix des produits pétroliers. Celui-ci mettait l’accent sur des enjeux fondamentaux de la société haïtienne tels que l’accès de la population à la santé, à l’éducation, au travail, au logement et à la justice. L’organisation avait pris le soin de dénoncer les pouvoirs publics comme étant sourds aux souffrances des femmes et à l’impact qu’aura la crise sur les couches vulnérabilisées de la société. La SOFA enjoignait aux dirigeants haïtiens de se montrer à la hauteur des revendications populaires et leur indiquait que les circonstances actuelles imposent un changement de paradigme. Ce changement inclut le cadre de la gouvernance et de la politique économique.
En novembre 2018, quatre organisations de femmes – à savoir SOFA, Kay Fanm (Maison des femmes), Fanm Deside (Femmes déterminées) et GADES (Groupe d’appui au développement du Sud) – ont publié un communiqué conjoint dans lequel elles ont dénoncé le fait que les noms de plusieurs officiels de l’État, dont des parlementaires, soient cités dans des scandales de trafics d’armes à feu et comme ayant des liens avec des bandits notoires. Selon le communiqué, ces stratégies malsaines visaient à maintenir au pouvoir les actuels dirigeants décriés par la population par le recours à la répression et à l’intimidation.
Outre ces actions, les structures féministes et de femmes ont organisé des marches conjointes. Ainsi, le 8 mars 2018, SOFA, Kay Fanm, Fondasyon Toya et AFASDA (Asosyasyon fanm solèy leve d’Ayiti) avaient fait des déclarations communes devant des institutions phares. Elles avaient alors demandé aux autorités nationales de prendre leurs responsabilités face à la crise politique qui frappe le pays. Elles ont repris ces déclarations sur sept lieux publics majeurs : la place Catherine Flon, le Palais national, la Primature, l’OPC (Office de protection du citoyen et de la citoyenne), l’OMRH (Office de management et des ressources humaines), le ministère de la Justice, le Parlement. Le 24 novembre 2019, ces organisations de femmes ont planifié une ronde pour demander au gouvernement en place de quitter le pouvoir. Elles ont également tenu des points de presse sur la conjoncture, animé des débats et des causeries, des émissions radiophoniques et elles ont monté des coalitions pour soutenir la mobilisation.
Le 10 décembre 2019, la SOFA a organisé une causerie nationale avec Nora Cortiñas (présidente de l’association des Mères de la place de Mai, en Argentine) afin de dénoncer les dérives dictatoriales du pouvoir. Pendant cette période, la SOFA avait attiré l’attention sur les similitudes qui existent dans les modes d’action du pouvoir en place et la dictature des Duvalier. En plus de ces actions menées par des groupes organisés, plusieurs figures de femmes ont émergé dans les luttes contre la dilapidation des fonds Petrocaribe, pointant du doigt plusieurs officiels de l’État, dont l’actuel président de la République. Au sein des regroupements politiques majeurs, dont l’Alternative consensuelle, la Passerelle, Mache Kontre et Forum patriotique, Nou pap Dòmi, des figures de femmes portent le combat contre la corruption et l’impunité, entre autres. Ces luttes lancées pour certaines bien avant le 6 et 7 juillet 2018, avec le soutien de la population, exigent du gouvernement la remise d’un rapport d’audit sur les dépenses du Fond Petrocaribe.
Cette crise a contribué à fragiliser les organisations de femmes. Certaines d’entre elles sont obligées de retourner l’argent accordé sur certains projets, car elles n’ont pu envoyer, du fait de la conjoncture, leurs personnels sur le terrain afin de réaliser les activités prévues initialement dans le cadre de leurs projets.
Quelles conséquences pour les marchandes ?
En Haïti, l’auto-emploi au féminin représente presque 80 % du marché du travail selon l’Institut haïtien de statistique et d’informatique [1]. La marchande est une figure nationale. Le mot n’a pas d’équivalent pour qualifier les activités de vente des femmes, de commerce et d’échange dans le cas des hommes. Pendant la journée, la rue et les trottoirs haïtiens sont des espaces féminins. Ces espaces sont occupés par les marchandes et les revendeuses du secteur informel. La rue est le premier espace de travail de ces femmes. Cette catégorie de la vie nationale a été grandement affectée dès le début de la crise, en juillet 2018. En général, pendant les périodes de tensions dues aux manifestations, la rue tend à devenir un espace dangereux. Elle est le principal lieu de mise en scène des conflits et des violences multiples : fusillades, jets de pierre, tir au gaz lacrymogène, altercation entre les forces de l’ordre et les manifestants, barricades de pneus enflammés, etc. Ces situations tendent à restreindre l’occupation de la rue par ces femmes et à les empêcher de gagner leur vie au quotidien.
Pendant les périodes « lock » [2] qui durent parfois jusqu’à deux mois, ces femmes sont aux prises avec de graves difficultés économiques. Selon Marie Guyrlaine Justin du REFRAKA (Rezo fanm radyo kominotè ayisyen / Réseau femmes de la radio communautaire haïtienne), les marchandes ne peuvent ni étaler leurs marchandises ni se promener pour les écouler. Pour Justin, les femmes possédant de petites entreprises sont les premières victimes de la crise. Les marchandes de légumes et de fruits et d’autres produits périssables se plaignent d’avoir perdu leurs produits pendant cette période, étant donné que les gens ne peuvent sortir pour s’approvisionner.
D’un autre côté, du fait de l’insécurité qui s’aggrave pendant la crise, les routes nationales sont devenues peu sûres pour les femmes, dont celles qui transportent et revendent entre les milieux rural et urbain. En décembre 2019, Kay Fanm a dénoncé les viols que subissent les femmes qui empruntent les routes du Sud vers la capitale. Déjà, le 15 août 2014, Alterpresse avait publié un article pour rapporter que des madan sara (marchandes ambulantes connectant la ville et la campagne et écoulant les produits agricoles) sont battues, violées et rançonnées au marché de la Croix-des-Bossales de la capitale [3].
En bravant l’insécurité et ces moments de crise en vue de gagner leur pain quotidien, les femmes deviennent parfois des victimes. Le 4 octobre 2019, Le Nouvelliste rapportait le cas de Carline Jean [4]. Cette commerçante, mère de cinq enfants, avait profité d’un moment d’accalmie apparent pour renouveler son stock de marchandises. Elle fut tuée par balle lors de la dispersion d’une manifestation anti-gouvernementale. Le Réseau national de défense des droits humains a pour sa part rapporté, en date du 18 juillet 2019, les cas de Nadège Louis et de Jeannine Louis qui furent tuées par balle pendant qu’elles vendaient au marché de la Croix-des-Bossales.
En outre, depuis les années 1980, les incendies de marchés publics sont utilisés comme une arme dans les batailles politiques en affectant notamment les marchandes. Ces incendies sont plus nombreux pendant les périodes de troubles et les soulèvements populaires.
La violence à l’encontre des femmes
Depuis le début de la crise, les situations de délinquance larvée sont la cause d’une insécurité grandissante qui affecte la vie des familles dans la capitale et dans les villes de province. Les féministes haïtiennes ont constaté qu’en période de perturbations institutionnelles, les cas de viol des femmes reviennent souvent comme corollaire des troubles. Pour les militantes féministes des décennies 1980 et 1990, ces viols constituent une manière de mener une guerre de basse intensité contre la population, incluant les femmes, au moment des mobilisations contre la corruption.
Les organisations qui réalisent l’accueil des femmes violentées ne parlent pas explicitement d’accroissement des cas viols, elles font plutôt état d’une reconfiguration des formes d’agressions sexuelles. En période de calme politique, elles reçoivent les victimes de violence conjugale et domestique, de viols n’impliquant pas plusieurs personnes. Par contre, dans les moments de troubles elles reçoivent et entendent parler de cas de viols collectifs. Ces viols sont souvent perpétrés par des inconnus et sont liés à des enlèvements, des cambriolages et à des massacres. Dans un rapport publié par Kay Fanm et Avocats sans frontières Canada pour l’année 2019, le GHESKIO (Groupe haïtien d’étude du sarcome de Kaposi et des infections opportunistes) fait état de 792 jeunes femmes violentées sexuellement [5].
Ces viols collectifs sont préoccupants, car ils exigent une longue prise en charge psychologique des survivantes qui ne voient pas souvent la nécessité de poursuivre leurs agresseurs en justice, vu qu’elles ne les connaissent pas et que la police ne cherche pas à les identifier. Cette situation n’est pas sans incidence sur la dimension holistique de la prise en charge.
La SOFA a mis en évidence la situation de terreur qui s’est installée dans le pays depuis novembre 2018. Elle montre les diverses manières dont la violence patriarcale rappelle les femmes à l’ordre, induisant une dévaluation de leur vie. Lors de la manifestation du 25 mai 2019 protestant contre les viols d’étudiantes de certaines universités de Port-au-Prince, des femmes de La Saline et d’autres quartiers de Port-au-Prince, elle a aussi montré que les viols constituent une stratégie politique visant à neutraliser les femmes et agir sur les mobilisations politiques.
Quels impacts pour les organisations féministes ?
Les impacts de la crise sur la lutte des femmes sont légion. Leurs organisations ont dû revoir leurs habitudes de réunion afin que leurs membres vivant à proximité des quartiers dits chauds puissent rentrer chez elles aux heures où les risques d’agression sont moins élevés. Ces quartiers chauds sont des lieux d’affrontements quotidiens qui opposent les partisans du pouvoir et la population mobilisée, des gangs armés entre eux ou entre la police et ces gangs. Ces précautions exigent un mode de fonctionnement des organisations dans l’urgence et tendent à affecter le temps et la qualité des discussions des membres. Il entraîne aussi une restriction des informations échangées qui ne circulent pas au profit de toutes les membres. Cette situation peut alimenter des conflits au sein de l’organisation.
Pendant ces troubles, les organisations fonctionnent au ralenti. Elles ne peuvent pas implémenter leurs projets. Elles se retrouvent à les exécuter dans l’urgence chaque fois que le calme revient entre deux périodes de troubles. Eu égard à l’insécurité dans les rues, leurs intervenantes éprouvent de la difficulté à se rendre sur le terrain pour exécuter leurs projets et se déplacer afin de rencontrer les survivantes de violence. Ces situations affectent les relations que les organisations entretiennent avec leurs membres en dehors de Port-au-Prince ; les agendas sont défaits ; leurs membres n’arrivent pas planifier des actions communes sur le terrain. Cette crise leur impose un fonctionnement ancré dans le conjoncturel où elles sont parfois obligées de réagir à chaud sur une actualité alors qu’elles travaillent sur des points de renforcement de leurs organisations. Certaines ONG demandent à ces organisations de retourner les fonds qui étaient alloués à l’exécution de certains projets parce que les délais pour la mise en œuvre sont dépassés.
La crise porte les femmes à innover et à proposer d’autres modèles d’action et d’engagement politique. Elle a également porté les organisations à renforcer leur compréhension imbriquée des problèmes. En effet, elles trouvent les liens qui existent entre les violences politiques, sociales, économiques et la violence d’État de manière globale et celles s’exerçant contre les femmes. Cela se voit dans les actions politiques que mènent conjointement les organisations de femmes et de droits humains. Par exemple, la nécessité pour les femmes de donner symboliquement une sépulture aux personnes massacrées pendant qu’elles luttent contre les violences d’État.
Rôles des ONG et de l’international dans la crise
Le 25 novembre 2019, la plupart des ONG internationales qui évoluent en Haïti ont approché les organisations féministes pour commémorer les 16 jours d’activisme traditionnels de lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles (du 25 novembre au 10 décembre). Ces organisations ont mis sur pied des programmes très riches et plusieurs campagnes ont été lancées, dont la campagne « Pa fè kòm si w pa wè » (« Ne te voile pas la face ») de la Fondation Toya dirigée par Nadine Louis. Mais, en parallèle, la majorité des représentant·e·s des organisations internationales ont aussi commémoré ces 16 jours avec le gouvernement. Pourtant, aucune enquête n’a été diligentée sur les viols des femmes prisonnières de la prison des Gonaïves qui sont perpétrés par les prisonniers de ladite prison. Les ambassades qui soutiennent les luttes des organisations de la société civile contre les violences faites aux femmes et aux filles sont les mêmes qui soutiennent un gouvernement violent et corrompu, lequel n’hésite pas à utiliser la haine des femmes et leurs agressions comme ferment pour maintenir un pouvoir délégitimé par la population. Les organisations ont conscience des logiques coloniales et racistes et des intérêts inavouables qui commandent ces comportements.
Tout en finançant les programmes contre les violences faites aux femmes en Haïti, la communauté internationale assume sans fard ses préférences pour un gouvernement qui utilise le corps des femmes comme territoire de guerre et qui avait rejeté la question des droits humains dès son accession au pouvoir. En procédant ainsi, les dirigeant·e·s des agences internationales refusent d’entrer en empathie avec le peuple haïtien et produisent ainsi de l’insensibilité à la cause haïtienne, obstruant les canaux traditionnels de solidarité entre les peuples. En appuyant un gouvernement dont les valeurs vont à l’encontre de celles pour lesquelles ils luttent dans leurs pays, ces responsables des organisations internationales et ambassades affaiblissent le pouvoir des peuples. Leurs actions confuses tendent à renforcer les logiques mafieuses et corrompues qui servent de cadre d’action au pouvoir en place.
[1] « Grandes leçons socio-démographiques tirées du 4e Recensement général de la population haïtienne », Institut haïtien de statistique et d’informatique, février 2009.
[2] « Pays lock » peut désigner : la situation dans laquelle le pays, Haïti, fonctionne au ralenti et dans des conditions très critiques, où les activités sociales, comme l’école, et les activités économiques, les commerces formel et informel, sont presque paralysées dans certaines zones (ou même certaines régions) et parfois totalement paralysées dans d’autres zones ou d’autres régions constituant les points chauds, car les individus ne peuvent plus procéder à leurs activités respectives puisque des barricades, de toutes sortes, sont utilisées pour servir de barrières aux différentes artères importantes du réseau routier du pays par les protestataires, ceci pendant une très longue durée (beaucoup plus longue que la durée d’une grève syndicale). » Source : Enock Occilien, « Pays lock : une forme de résistance anti-systémique en Haïti », Le Nouvelliste, 4 novembre 2019. Disponible en ligne : lenouvelliste.com/article/208735/pays-lock-une-nouvelle-forme-de-resistance-anti-systemique-en-haiti.
[3] Lire à ce sujet Ethzard Cassagnol, « Haïti-Sécurité : les “ Madan sara ” rançonnées, battues, violées à Croix-des-Bossales, dans lindifférence », AlterPresse, 15 août 2014, en ligne, www.alterpresse.org ; Obed Lamy, « Madan Sara : “ Les femmes travaillent plus rudement que les hommes ” », À-proximité, 8 mars 2015, en ligne, lacouverture5.wordpress.com ; et Anderson Pierre, « Femmes Poto-mitan en Haïti, le revers de la médaille », Projet SOHA, 28 octobre 2018, en ligne, projetsoha.org.
[4] « L’impunité des violences faites aux femmes en Haïti », mémoire présenté à la commission interaméricaine des droits de l’homme, 13 février 2019. En ligne : www.asfcanada.ca.
[5] Gérard Maxineau, « Une mère de cinq enfants tuée au Cap-Haïtien lors d’une manifestation contre le pouvoir », Le Nouvelliste, 4 octobre 2019.