Alberta. Les investissements du coeur

No 84 - été 2020

Politique

Alberta. Les investissements du coeur

Marie-Andrée Bergeron

Je me réjouissais récemment d’une étonnante nouvelle : Calgary bannit les thérapies de conversion. « Il y a quand même de bonnes nouvelles, parfois… », commentais-je. Évidemment, je suis contente, bien qu’étonnée que les thérapies de conversion existent encore, au point qu’il faille les interdire par la loi. On prend les bonnes nouvelles qu’on peut, ces jours-ci, en Alberta.

Tous les matins, je prends mon vélo pour aller à l’université. Il y a un dénivelé de 4 % au début du trajet. Le lendemain de l’élection de Jason Kenney et du United Conservative Party, la côte était haute, éternelle. J’ai dû marcher jusqu’en haut en pestant contre mon vélo aux pneus trop mous, contre mon siège trop haut, contre le vent trop fort et contre mon cœur, trop lourd. Je pensais savoir ce qui s’en venait dans ma province. Mais lors du dépôt du budget conservateur, j’ai su que, pensant savoir, je m’étais trompée : c’était encore bien pire que ce que j’avais imaginé. Et j’étais dans une réunion du comité d’Équité et Diversité assise juste à côté de la directrice du Département d’études des religions quand j’ai appris que les universités verraient leur budget de l’année en cours amputé de 10 % (nous étions alors en octobre) et que toutes les universités étaient touchées par ces coupes brutales, sauf les universités chrétiennes. Gel des embauches, coupes, fermeture de poste, mise à pied du personnel administratif, hausse des frais de scolarité : novembre a été très sombre sur mon campus.

Que la logique entrepreneuriale se soit emparée de l’institution universitaire, cela n’est pas une bien grande nouvelle, mais pour une professeure de littérature, voir le système auquel j’appartiens inévitablement changer son mode de financement pour qu’il soit aligné à des objectifs de performance sur le marché du travail, ça fait vraiment peur. Les humanités sont constamment dévalorisées au profit des STEM (science, technology, engineering, and mathematics) précisément parce que ce sont elles qui critiquent le système qui les affaiblit constamment [1].

Pour faire un lien avec la grève québécoise de 2012, je me souviens d’avoir constaté une opposition marquée entre les villes et les régions plus rurales. Même à Québec, porter mon carré rouge était un défi. Ici, dans ma nouvelle province, le clivage est beaucoup plus prononcé et ce n’est pas une question de villes, de campagnes, de génération ou même d’éducation. Ici, c’est Oil and Gas contre le monde entier et on refuse de changer, même contre toute logique. Le spectre du Capital est partout, il nous traque, alors que la collectivisation des ressources – même intellectuelles – semble de plus en plus utopique.

Cadeaux fiscaux aux pétrolières et hausse des frais de scolarité

En Alberta, l’idéologie conservatrice néolibérale et son capitalisme sauvage règnent en maîtres. La province a longtemps été réputée pour son système de santé : le meilleur au pays, disait-on. Aujourd’hui, on restructure, on laisse de plus en plus de place au secteur privé, on demande au médecin de passer moins de temps avec les patients. On remplace des infirmières et infirmiers qualifié·e·s pour des employé·e·s moins compétent·e·s qui coûtent moins chers. On réduit les dépenses parce que l’idéologie nous empêche d’augmenter les revenus – il ne faudrait surtout pas intégrer une taxe de vente ou augmenter les impôts ! On paie si peu de taxes et impôts ici que c’en est presque une blague. Nous, les progressistes de l’Alberta, nous ne trouvons pas cela très drôle, par contre.

On sous-estime encore souvent la portée très personnelle du politique et la manière dont la dévalorisation à grande échelle, par le gouvernement même, peut affecter les individus. En tant que professeure, leftie, queer, femme, féministe et francophone en Alberta, je ne me sens pas très valorisée par les temps qui courent. Mais je suis encore parmi les plus privilégié·e·s. Je peine à imaginer ajouter à cela une couleur de peau autre que blanche, des yeux bridés, un héritage autochtone ou la précarité financière. Ici, on attaque les plus vulnérables au nom de l’économie. Il n’y a plus aucune éthique : les pauvres sont un facteur de risque, les Autochtones un outil pour la capitalisation, un investissement. Les universités, une entreprise et le système de santé, une dépense. Je discutais avec un ami de mes beaux-parents récemment. Il travaille au centre-ville, dans le secteur du gaz naturel – dans une start-up. Il est super gentil, intéressé, cultivé. Mais il me parlait de projets sociaux en mesurant le facteur de risque financier lié, par exemple, aux efforts environnementaux des entreprises, à leurs investissements, etc. Je lui ai dit que je trouvais dommage que les risques encourus par une opération éthique, progressiste, soient toujours nommés par les termes de la finance. Il a senti, peut-être, que je dévalorisais sa perspective d’administrateur. Il m’a regardée et m’a demandé, sûr de lui, comme pour me défier : « Which risk are you taking as a tenured university professor ? » J’ai senti mon sang bouillir dans mes veines, mon cœur se serrer. J’ai respiré. « Well, you know. I am first generation university student that decided to do literary studies all the way through even if I knew that there are very few positions… I came here in Alberta to teach Quebec and women’s literature. Every day I go to work, I’m afraid to see my discipline, my program and what I have been hired to teach disappear. I think it is quite a risk, what do you think ? » Je ne sais pas si je l’ai convaincu. De toute façon, je sais à l’intérieur de moi ce que j’ai risqué et les raisons pour lesquelles je l’ai fait (et le fais toujours). Mais les risques financiers sont toujours mieux considérés que les investissements du cœur. On a continué la discussion et juste après il a dit : « I wish I was young to face that challenge and change things ! » Quel étonnant optimisme ! Et j’écris étonnant, parce que moi, c’est ça que j’ai perdu depuis le dernier budget albertain : l’optimisme.

Le gouvernement Kenney, quant à lui, n’en manque pas. Sans surprise, mais à mon grand désespoir, il mise sur un retour à l’équilibre budgétaire en 2022-2023 grâce à une reprise des activités du secteur pétrolier – mais il faudrait mener à bien les projets Keystone et Trans Mountain, notamment, et il ne faut pas de récession mondiale… C’est un gros pari que le gouvernement pourrait gagner au détriment des peuples autochtones, de la transition énergétique, mais au profit des dudes blancs à pick-up au centre-ville avec une « calotte » des Flames ou des Oilers.

La colère, moteur de changement ?

Nous, les progressistes albertain·e·s, souhaitons voir l’Alberta se renouveler en étant créative, en changeant les manières de faire et de penser l’économie. Comme vous, nous souhaitons les investissements éthiques en matière de finance et le démantèlement des structures néolibérales toxiques, injustes et inefficaces. Nous souhaitons voir notre province devenir une cheffe de file de la transition énergétique parce que, face à l’urgence, il faut des spécialistes. Or, la population albertaine en comprend ; les technologies développées dans les universités d’ici pourraient changer la donne, améliorer la vie, remplacer le fossile par le solaire [2].

Au Québec, beaucoup d’opinions tranchées à propos de l’Alberta ne tiennent pas compte du fait que la moitié du centre-ville de Calgary appartient aux Québécois·es via les investissements de la Caisse de dépôt et placement. Économiquement, le Québec bénéficierait de la reprise de l’économie du pétrole, car comme le mentionne Dominique Perron en conclusion de son ouvrage : « le concert de condamnation de l’Alberta et de son industrie poussées par les environnementalistes canadiens et québécois, européens et américains, laissent de côté justement dans l’impensé une donnée, une vérité presque […] c’est-à-dire les lois actuelles des marchés financiers auxquelles nous nous permettons de croire que le Québec n’a pas encore consenti à se soustraire [3]. » La condescendance d’une frange de la gauche québécoise envers l’Alberta, sa population et même son aile progressiste relève de l’aberration. Je vois la rupture des solidarités, à une époque où elles sont plus que jamais nécessaires, comme une atteinte aux possibilités de changement. Heureusement, la colère peut aussi en être le moteur. Et pour atteindre ce que Judith Butler appelle une radicale égalité, il va en falloir beaucoup.


[1Je pense notamment à l’excellent ouvrage de Dominique Perron, L’Alberta autophage. Identités, mythes et discours du pétrole dans l’Ouest canadien (University of Calgary Press, 2013).

[2« Le plus grand projet de parc solaire au Canada décroche un investissement de 500 M$ », Radio-Canada.ca, 4 février 2020.

[3Perron, op. cit., p. 330-333.

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