Regards féministes
La dernière chronique
Ça fait des années que ça dure, un coup par-ci, un coup par-là, dans tel journal repris sur telle plateforme et dans telle radio. Sans aucun scrupule. Sans aucune gêne. Vous frappez, puis vous frappez encore, vous êtes incapables de vous arrêter.
Je rêve du jour où vous demanderez pardon. Pardon pour les insultes, les bêtises, les méchancetés, les faussetés, la diffamation, les atteintes à la réputation. Pardon pour les expressions toutes faites, les mots usés, les phrases bâclées. Pardon pour les raccourcis, les clichés, les appropriations.
Je rêve du jour où vous reconnaîtrez vos torts, pour vrai. Le jour où vous ferez acte de contrition au lieu de servir une précision après coup, et surtout sans y croire – manière de faire officiel pour échapper à la loi, mais n’en penser pas moins et continuer, ailleurs, dans d’autres lieux où demeure l’impunité.
Je rêve du jour où vous serez capable d’admettre que pendant des années, de nombreuses et longues années, vous avez carburé au fiel, pris plaisir à lancer votre haine dans l’univers, avançant dans le monde à coup d’attaques ciblées. Comment vous avez pris plaisir à monter un tableau de chasse, collection de têtes épinglées bien haut pour que tout le monde puisse les regarder. Vous n’avez rien fait d’autre que de choisir calmement des proies pour, après, jouir de voir la meute attaquer.
Votre talent : provoquer, humilier, intimider. Refuser de lire correctement. Déformer les propos. Caricaturer la pensée. Et recommencer.
J’entends : criss de folle, va te faire soigner. J’entends : maudite vache, tu fais pitié. J’entends : une autre frustrée. J’entends : mal baisée. J’entends : tu as la cervelle dans le trou. J’entends : pauvre féministe ultra-idiote. J’entends : un cas, elle, c’est vraiment un cas. J’entends : gauchiste. J’entends : néo-féministe. J’entends : anti-hommes. J’entends : une féministe qui vomit sa haine et son mépris sur les hommes. J’entends : crinquée obsédée par le patriarcat. J’entends : vous ne connaissez pas ça, vous, la grosse baise sale.
J’entends : il faut les ignorer. J’entends : il faut faire une mise en demeure. J’entends : ça ne sert à rien, ils sont protégés. J’entends : de toute façon, ils s’en balancent complètement. J’entends : ce qui les intéresse, c’est de polariser.
J’entends : il faut continuer de répliquer. J’entends : il ne faut pas se laisser faire. J’entends : courage, on est de ton côté.
Je rêve du jour où quelqu’un qui se trouve plus haut dans l’échelon, au-dessus de vous parce qu’il tient les cordons de la bourse, va comprendre que de vous donner une tribune, c’est de vous donner des munitions. Je rêve du jour où quelqu’un va comprendre que de vous donner une tribune, c’est vous permettre d’être propriétaire d’un chien, très grand et très puissant, que vous refusez de dresser. Vous ne lui mettez pas de muselière. Vous ne le tenez pas en laisse. Vous le regardez courir en attendant de voir ce qu’il va rapporter dans sa mâchoire verrouillée.
J’ai voulu imaginer ce que vous diriez si vous aviez, soudain, une révélation, que pour le bien de l’humanité, pour le bien du lieu où on vit ensemble, vous preniez la décision de faire volte-face, laisser tomber les masques, redevenir humains. Au lieu des proies qu’on y trouve habituellement, j’ai essayé de mettre dans votre bouche un discours, une allocution, des phrases qui seraient le tissu d’une dernière chronique. La chronique qui signerait la fin du règne de chroniqueurs qui méprisent les gens qui les lisent.
Parce qu’au fond, il est question de ça : le mépris. Comment prendre les lecteurs et les lectrices pour des imbéciles. Comment se donner le droit de leur servir de la médiocrité comme s’ils ne méritaient pas mieux. Donner l’impression de leur parler alors que dans les faits, ils sont instrumentalisés. Parce qu’en vérité, vous ne leur parlez pas. Vous n’aimez pas les gens qui vous lisent. Ce que vous aimez, c’est votre propre reflet, cette image de vous que vous cherchez à grandir avec chaque coup de gueule.
Vous n’informez pas, vous n’éduquez pas, vous ne cherchez pas à faire réfléchir. Vous mettez en miettes, vous déchiquetez, et quand vous avez fini votre travail de carnassier, vous laissez derrière vous un tas d’os, des restes de cadavre, en donnant l’impression de faire un cadeau à l’humanité.
J’ai voulu imaginer ce que vous diriez si, un jour, vous preniez la décision de faire marche arrière, baisser les armes, battre en retraite, tourner le dos à la haine. J’ai voulu imaginer qu’un jour, une bonne fois, vous vous rendiez compte que vous venez de toucher le fond du baril. Vous ne pouvez pas descendre plus bas. Vous avez tout essayé, envoyé tous les coups, balancé toutes les insultes, écrit tous les textes, et vous n’en pouvez plus. Vous êtes isolés. Vous avez peu d’ami·e·s, seulement ceux qui écrivent comme vous, dans la méchanceté, et qui vous renvoient votre propre visage – les autres, ce ne sont pas des ami·e·s, ce sont des pantins que vous méprisez. Vous êtes confinés à une toute petite place sur l’échiquier social, une place que désormais vous ne pouvez plus quitter. Vous manquez d’air, vous suffoquez. Vous voudriez tellement pouvoir faire autre chose, écrire ailleurs, autrement et pour vrai. Parce que votre souhait le plus cher, n’est-ce pas ça : être reconnu pour votre plume ? Montrer du talent ? Un style ? Sinon faire œuvre utile, au moins faire œuvre d’art ?
Mais voilà, c’est raté. Au fil des ans, vous avez été réduit à la petitesse de vos chroniques. Votre humanité a rapetissé comme une peau de chagrin. Vous avez fait le choix des idées noires contre le travail de la lumière, celui des traits grossiers au lieu d’un travail du détail et de la nuance. Vous avez choisi la grimace au lieu de la beauté. Ça ne vous importe pas de rendre le monde meilleur. Ce qui compte, pour vous, c’est de fomenter la colère et la haine, l’arrogance et la mauvaise foi. Ce qui compte, pour vous, c’est de provoquer de manière à faire surgir le pire.
Je rêve du jour où vous vous rendrez compte de ça.