Dossier - Queer : une révolution flamboyante
Queer et féminisme. Entrevue avec toutEs ou pantoute
toutEs ou pantoute est un balado queer-féministe interrégional qui explore divers enjeux sociaux en mêlant la théorie, l’art, la science et le militantisme. À bâbord ! a échangé avec deux de ses créateurices pour réfléchir aux solidarités possibles et nécessaires entre mouvements queer et féministe.
Avec Laurie La Fée Perron et Alexandra Turgeon, animateurices du balado toutEs ou pantoute
Propos recueillis par Claire Ross
À bâbord ! : Votre balado se présente d’emblée comme « queer-féministe ». Que signifie pour vous l’alliance des sensibilités queers et féministes ? Le rapprochement de ces perspectives et de ces luttes est-il tout naturel ou représente-t-il un défi ?
Alexandra Turgeon : Pour nous, ces luttes ont les mêmes racines. Notre féminisme est une lutte contre les violences sexistes, peu importe si elles s’appliquent aux femmes ou à n’importe quelle personne vivant des oppressions liées à son genre ou sa sexualité. Par exemple, l’homophobie, la transphobie et la biphobie sont des violences sexistes. Ce ne sont pas toutes les féministes qui sont du même avis, mais selon nous, si on n’inclut pas toutes les personnes opprimées par le sexisme, on ne parle pas de féminisme.
Laurie La Fée Perron : De l’autre côté, dans les milieux queers, la remise en question des normes de genre, de leur caractère arbitraire et construit (et des difficultés qu’elles entraînent chez toute personne ne correspondant pas magiquement à un archétype de masculinité ou de féminité) est centrale. Idéalement, et c’est le cas pour nous, ces prises de conscience peuvent favoriser une solidarité envers les luttes féministes.
Toutefois, ce n’est pas forcément facile d’allier des causes qui existent indépendamment. C’est un travail sans fin, qui requiert une confiance dans le processus, des constantes remises en question, et beaucoup d’humilité par rapport à nos biais et nos erreurs.
ÀB ! : Comment la perspective queer enrichit-elle votre féminisme ? Qu’a-t-elle à lui apprendre ?
Alexandra : Tellement de choses ! D’abord, l’apport de la pensée queer remet complètement en question la vision biologisante du féminisme. Voir le féminisme comme une lutte contre les violences sexistes plutôt qu’un mouvement de libération des femmes nous a donné l’occasion de réfléchir à la pertinence des catégories genrées, et de celle de « femme », notamment. Ça nous a poussé·es à nous demander si on se sentait y appartenir. En plus, ces réflexions forcent à constater la violence et l’absurdité des visions féministes trans-exclusives. Il est aberrant de considérer celles qui se battent pour leur droit fondamental d’être femmes comme des ennemies.
Ensuite, cette perspective ouvre la porte à plus d’empathie et de bienveillance. En réalisant que tout le monde souffre des normes de genre, on se donne la chance de se rapprocher de personnes et de groupes qui vivent des réalités en apparence loin des nôtres. Quand on est de bonne humeur, on peut même aller jusqu’à ressentir une certaine empathie pour les personnes qui semblent ressortir gagnantes du tirage au sort des normes de genre (les hommes cisgenres, sans vouloir les nommer), car les normes de masculinité sont d’une violence inouïe.
Laurie : On constate que ça ne suffit plus de se battre uniquement pour soi-même, car avec ridiculement peu d’efforts supplémentaires, on peut se battre efficacement pour une partie beaucoup plus grande de la société.
Sans cette conscience d’une source commune des oppressions, dès qu’un groupe plus privilégié a obtenu gain de cause pour ses droits, il peut se désolidariser des autres qui ont pourtant soutenu sa lutte dans l’espoir d’avoir, eux aussi, un peu plus de liberté. Il faut viser des avancées globales, dans toutes les sphères de lutte. Comme le dit notre collaboratrice Miriame Gabrielle Archin : « Un avancement pour les personnes blanches est un avancement seulement pour les personnes blanches. Un avancement pour les personnes noires est un avancement pour tout le monde. »
On n’aurait pas à se battre spécialement pour les droits reproductifs des personnes trans si on les incluait dans les luttes pour le droit à l’avortement, à la procréation assistée et à un accouchement dans la dignité ! Ni même pour l’égalité femmes-hommes en particulier, si on misait d’un coup sur l’égalité pour tou·tes !
ÀB ! : Quelles pratiques peuvent être développées dans les milieux féministes et queers pour favoriser les solidarités ? Quelles tensions peuvent survenir ?
Alexandra : On remarque qu’une difficulté récurrente dans la communication entre personnes queers et féministes réside dans une irritation – voire une exaspération – face au cheminement des autres sur le long chemin de la déconstruction des normes de genre. On grossit les traits, mais typiquement, les féministes sont exaspérées devant des besoins ou des demandes qui leur semblent inutilement compliquées de la part de personnes queers (rejet des normes de genres, non-binarité ou transition de genre, utilisation de pronoms non binaires et de néologismes) alors que les personnes queers tendent à réduire l’importance des oppressions contre les femmes cishétéro, voire à rejeter le besoin de femmes de continuer de s’identifier à ce genre. Pour que tout le monde se sente en sécurité et accueilli, il est important de prendre chaque personne là où elle est dans ses apprentissages et dans ses besoins face aux luttes queers et féministes.
Laurie : Quand notre parole est déjà peu respectée socialement, on peut craindre que nos considérations personnelles soient noyées dans un combat plus large. Un défi demeure quant à la conciliation des discussions et actions militantes en non-mixité – nécessaires pour le sentiment de sécurité de certaines personnes – et la réalité de mouvements plus grands et mixtes. Comment élargir les mouvements de luttes sans effacer aucune voix ?
Finalement, parlons d’argent ! Il faut absolument s’assurer que les Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), maisons de femmes, organismes LGBT, d’aide aux nouveaux·elles arrivant·es et de soutien aux personnes précarisées puissent fonctionner pleinement. On arrêterait peut-être de tirer chacun·e sur notre bord de la couverte s’il y avait assez de fonds pour soutenir tout le monde.
ÀB ! : Comment réagir à la montée des tendances anti-queer, et plus particulièrement transphobes, au sein d’un certain féminisme ?
Laurie : Nous osons croire que la sensibilisation et l’éducation feront effet avec le temps, mais force est d’admettre qu’en gagnant en visibilité, les revendications des communautés LGBTQIA2S+ ont rejoint des parties de la société peu réceptives et choquées par l’incompréhension.
L’idéologie TERF (le féminisme radical trans-exclusif) est malheureusement omniprésente dans le mouvement féministe au sens large, mais dans les cercles qui nous entourent, le discours est unanime : les femmes trans sont des femmes. Selon Statistique Canada, les personnes trans vivent près de deux fois plus d’agressions physiques et sexuelles et de comportements non désirés dans les espaces publics que les personnes cisgenres. Sans compter les difficultés liées à l’accès au monde du travail, au logement, et à des soins de santé appropriés… Quoiqu’en disent J.K. Rowling et les autres militantes TERF de ce monde, les femmes trans ne sont ni les ennemies du féminisme ni un danger pour celui-ci.
Comment réagir ? Soulever les propos transphobes quand on les remarque. Développer nos critiques du discours de groupes comme Pour les droits des femmes (PDF) Québec [1]. Demander les pronoms et accords des gens qu’on rencontre et les utiliser. Respecter le monde. Vivre et laisser vivre, cibole !
ÀB ! : Comment la mise en commun des sensibilités queers et féministe se concrétise-t-elle dans votre balado ?
Laurie : Le pari qu’on a pris à toutEs ou pantoute, c’est de parler souvent des enjeux sans tabou, en acceptant de se tromper parfois, d’utiliser les nombreux néologismes associés à la culture queer, d’évoluer en même temps que le vocabulaire.
Alexandra : Notre équipe est composée de féministes et de militantes queers. En combinant nos visions avec autant de bienveillance et d’écoute que possible, on compose un portrait plus global des enjeux, en plus de respecter nos valeurs. On travaille fort à créer un dialogue empathique et nuancé. Ce processus nous permet de nous apercevoir de nos biais et de prendre conscience de la réalité d’autres personnes touchées par les luttes féministes et queers, et on se plait à penser que ça peut avoir un effet similaire sur notre auditoire.
[1] Pour en savoir plus sur ce groupe, voir Valérie Beauchamp, « Pour les droits de quelles femmes ? », À bâbord !, no 71, 2017. Disponible en ligne.