Dossier - Queer : une révolution flamboyante
Mouvements queers et féministes : l’intersectionnalité est une exigence stratégique
La communauté queer naît d’abord d’une identité politique radicale. Elle entretient l’ambition d’un mouvement de libération qui puise dans l’anti-autoritarisme et qui pose l’intersectionnalité comme une composante essentielle de son discours. Pourtant, il existe peu de réflexions stratégiques pour s’assurer que ces exigences survivent au test de la lutte.
Quand on m’a demandé d’écrire un texte sur les orientations stratégiques d’un mouvement queer, j’avoue que je ne savais pas tellement où donner de la tête. Est-ce que je devais aborder l’acharnement ouvertement génocidaire contre les personnes trans aux États-Unis [1] et la nécessaire solidarité internationale pour nos communautés ? Peut-être était-il préférable de me concentrer sur les enjeux locaux comme la pauvreté et l’exclusion ?
J’ai pensé faire un bilan de la mobilisation contre le projet de loi 2 [2]. Ça m’aurait semblé à propos étant donné qu’il s’agit de la plus récente lutte à laquelle j’ai participé depuis une posture militante grassroots. Parce qu’en fin de compte, est-il réellement possible de parler de stratégie sans aborder les débats internes d’un mouvement ? Sans aborder les joies et les peines immenses qui nous affligent dans ces moments désespérés où nous n’avons rien que nos corps pour nous battre ? Peut-on parler de stratégie sans parler des divisions politiques, raciales, économiques et identitaires qui touchent la communauté ?
Est-ce qu’on peut parler de stratégie sans parler du mouvement ? En fait, je me questionne parfois s’il y a un tel mouvement.
Passer de la communauté à la pratique politique
Il ne faut pas se méprendre : on se reconnaît entre nous, on partage les mêmes espaces et, souvent, les mêmes esthétiques. On va aux mêmes partys, on aime les mêmes artistes. La scène queer de Montréal est en pleine effervescence, comme en témoignent les nombreuses fêtes et regroupements. Il y a une communauté c’est sûr, mais y a-t-il un mouvement ?
La posture queer en est une de précarité. Nos corps et nos vies souvent sinueuses nous portent presque inéluctablement à la pauvreté. Les problèmes de santé mentale sont tellement fréquents qu’ils sont une source d’humour et de dérision. Et bonne chance pour trouver un·e thérapeute transaffirmatif·ve ou sensible aux réalités LGBTQIA2S+ – si on en a les moyens ou qu’on a survécu à la longue attente d’accès aux services du CLSC. Nous sommes poqué·es, traumatisé·es et méfiant·es. Je crois que nos luttes reflètent cela.
On n’imagine pas à quel point c’est difficile de rassembler des personnes queers et trans autour d’un objectif commun. Tout le monde s’entend pour porter des pins « fuck the cistem », mais, concrètement, les moyens de se mobiliser manquent à plusieurs. S’engager politiquement, c’est aussi prendre des risques : des risques pour sa sécurité, d’abord, et aussi le risque de commettre des erreurs. Et notre méfiance fait de nous une communauté politique très exigeante.
Pour moi, cette exigence est une force. Notre pensée politique est rigoureuse et précise, elle est complexe et intersectionnelle. Parce qu’elle naît de l’expérience de l’exclusion, la posture queer reconnaît la violence des frontières. Elle se nourrit de cette opposition entre « nous » et « elleux » en plaçant l’insulte – queer, bizarre, anormal – au centre de son identité. C’est pour cette raison sans doute que la pensée queer militante [3] actuelle est fortement antiraciste, anticolonialiste, anticapitaliste, anticapacitiste, prochoix, prosexe et antinationaliste. Ça fait beaucoup de cases à cocher et, dans l’urgence de la mobilisation et les choix que cela implique, ça laisse peu de place à l’erreur. On est toujours à la merci d’une dénonciation, d’un call out.
Être redevables
Bien que je crois à la possibilité de faire des erreurs, je crois aussi à la redevabilité [4]. Mais être redevable, ce n’est pas seulement s’excuser quand on se plante et ça ne se résume pas à des slogans de solidarité comme « Black Lives Matter » ou « Trans Women are Women ». Ça exige un questionnement intime et profond de ses pratiques et de son existence dans le monde. C’est difficile et ça ne s’arrête jamais. Pour les personnes blanches par exemple, cela demande non seulement de se percevoir comme telles, mais de comprendre les ramifications symboliques, historiques et sociales du fait d’être blanc·he dans un régime de suprématie blanche. Même chose pour les personnes cis, hétéros, citoyennes, etc. Être redevable, c’est plus qu’être « allié·e ». C’est savoir qu’on ne peut jamais être qu’un·e allié·e imparfait·e et que sans un effort constant, on est condamné·e à reproduire les mêmes schémas d’oppression, peu importe la noblesse de nos intentions.
Mes expériences militantes récentes dans le milieu queer me laissent croire que nos pratiques héritent encore d’une tradition politique qui fait obstacle à cette redevabilité. Encore aux prises avec l’équivalent de la conscience de classe marxiste du « nous femmes » [5] féministe, il me semble que nous tendons à construire un sujet politique aux intérêts prétendument universels. Quand nous entrons en lutte, il ne peut y avoir qu’une seule cause et cette cause, c’est celle des personnes LGBTQIA2S+ prises dans leur ensemble.
Or, ce sujet politique est abstrait et, comme toute abstraction qui en appelle à une oppression commune universellement partagée, il prend généralement les traits d’une minorité privilégiée. Tout ce qui ne se soumet pas à ce cadre supposément commun est renvoyé à des luttes spécifiques. Cette critique n’est pas neuve, elle est au cœur d’un des textes importants de bell hooks, De la marge au centre, publié en anglais en 1984 [6]. Je crois d’ailleurs que le féminisme noir, parmi d’autres, a jeté les bases d’un mouvement politique réellement intersectionnel fondé sur cette exigence de redevabilité.
Autonomie des luttes et politique de coalition
Que ce soit volontaire ou non, le féminisme et les luttes LGBTQIA2S+ sont des mouvements de coalition. Ils regroupent des intérêts divers et parfois divergents sur une variété d’enjeux. La tendance universaliste que j’ai mentionnée plus tôt a forcé les femmes noires, les lesbiennes et les travailleuses du sexe, entre autres, à former des luttes autonomes au sein du mouvement. La même chose peut être dite des personnes trans, intersexes ou bispirituelles au sein du mouvement gai.
Cette volonté autonomiste est souvent perçue à tort comme « divisant le mouvement », mais, au contraire, elle le renforce en centrant l’action politique sur les personnes opprimées. L’autonomie est essentielle pour former une pratique politique cohérente avec les luttes particulières de certains groupes. Je sais comme femme trans que les discussions et les priorités politiques sont radicalement différentes en non-mixité transféminine et dans un groupe féministe mixte. Nous ne serons jamais majoritaires parmi les féministes et nous avons besoin de cet espace pour faire exister nos luttes dans un milieu qui nous a longtemps exclues et qui comprend mal nos intérêts.
Dans un discours célèbre prononcé en 1979, Audre Lorde disait qu’il n’y a pas de libération sans communauté, mais que cette communauté ne signifie pas la négation de nos différences [7]. Pour bâtir un mouvement queer de coalition, il faut selon moi encourager et soutenir les initiatives autonomes au sein de nos communautés. Cela nous permet de nous éloigner d’une politique à prétention universaliste en embrassant la complexité des enjeux qui nous affectent. Nous sommes toustes à l’intersection d’oppressions et de privilèges qui interagissent de façon complexe et nous mènent à cadrer la lutte d’une façon singulière.
En ce sens, j’invite les personnes opprimées à réfléchir à la manière dont l’articulation de leur oppression est susceptible d’exclure les autres personnes concernées. Il ne s’agit pas de s’adonner à des olympiques des oppressions, ni de faire le décompte de ses privilèges, encore moins de redoubler sur l’expression de sa culpabilité. Il s’agit simplement de reconnaître que notre façon de cadrer une question politique relève d’un choix rhétorique potentiellement exclusif et, in fine, nuisible au maintien d’une véritable politique de coalition.
Reconnaître l’autonomie des luttes, c’est donc reconnaître la légitimité et l’expertise des perspectives divergentes. La redevabilité est conditionnelle à toute politique de coalition. Cela exige des discussions patientes, un intense travail émotionnel et beaucoup d’humilité. Cela exige de la loyauté.
En fin de compte, entretenir un mouvement politique queer, c’est refuser l’idée d’un seul mouvement, d’une cause unique qui rallierait toute la communauté. C’est embrasser la complexité de nos luttes, comme nous embrassons la complexité de nos identités et de nos affects.
C’est aussi admettre qu’il n’y a pas de lutte qui n’affecte pas nos communautés. Il n’y a pas de dénominateur commun, seulement un groupe éclectique de personnes vulnérables qui partagent la nécessité de se défendre dans un contexte politique et social hostile.
Toutes les luttes sont queers
Nous devons donc être de tous les fronts. Quand les droits des migrant·es sont attaqués, c’est notre communauté qui est attaquée. Quand les consommateur·trices de drogues sont criminalisé·es, ce sont des membres de notre communauté qui sont incarcéré·es. Quand les personnes racisé·es sont l’objet de profilage racial, ce sont des femmes trans et des hommes gais qui sont harcelé·es. La sécurité des travailleur·euses du sexe, c’est la sécurité de femmes bisexuelles et de personnes non binaires. Il n’y a pas de lutte qui ne soit pas queer.
Mais si nous persistons à entretenir une fausse équivalence entre la communauté et la lutte, nous continuerons à créer des postures minoritaires et marginalisées. Je crois sincèrement que quand nous concevons notre politique comme une politique de coalition et que nous soutenons avec conviction l’autonomie des luttes, c’est la communauté elle-même qui se trouve enrichie. Vivement les collectifs de femmes trans et de migrant·es ; vivement les collectifs de migrantes au sein des collectifs de femmes trans et inversement !
L’intersectionnalité est au centre de nos préoccupations politiques. Il est naïf de penser que cet objectif peut être atteint par le seul examen de conscience des groupes privilégiés. Donnons-nous les moyens d’être réellement intersectionnel·les en nous assurant que les personnes opprimées soient toujours en position de force et puissent poser leurs conditions pour la mise sur pied d’une coalition. Je crois qu’à ce moment nous pourrons peut-être être redevables les un·es envers les autres.
[1] Plus de 300 projets de lois anti-trans et anti-LGBT ont été introduits dans la première moitié de 2022 à différents paliers législatifs américains, après l’adoption depuis 2020 d’une centaine de lois similaires. Les attaques de milices d’extrême droite se multiplient dans un climat de haine nourrit par la rhétorique de politiciens républicains. Le gouverneur de la Floride, Ron De Santis, a plusieurs fois qualifié les homosexuels de pédophiles et un ex-candidat républicain au poste de gouverneur du Mississipi a appelé à la mise sur pied de pelotons d’exécution pour les personnes trans. Pour plus de détails, voir entre autres le site Web de l’Union américaine pour les libertés civiles : https://www.aclu.org/issues/lgbtq-rights.
[2] Introduit par le ministre caquiste Simon Jolin-Barrette, le projet de loi révise le droit de la famille ainsi que les dispositions concernant le changement de mention de sexe à l’état civil. Il a été dénoncé unanimement par les communautés LGBTQIA2S+, forçant le gouvernement à amender substantiellement le texte pour en retirer les éléments transphobes et attentatoires aux personnes intersexes. Voir l’article à ce sujet dans le n°92 d’À bâbord ! : Judith Lefebvre, « Les corps trans contre l’État ». Disponible en ligne.
[3] Je distingue la Queer Theory de la pensée queer militante, plus fluide, moins académique et plus intéressée aux enjeux matériels. Je partage par ailleurs certaines critiques concernant l’exploitation épistémique des femmes trans par le milieu académique et notre réduction à un objet théorique limité à la question du genre. Voir Viviane Namaste, « Undoing Theory : The “Transgender Question” and the Epistemic Violence of Anglo American Feminist Theory », Hypatia, vol. 24, no 3, 2009, pp. 11-32.
[4] Ma traduction de accountability. Il n’existe pas à ma connaissance de traduction communément admise pour cet usage spécifique du terme, surtout employé dans le contexte du militantisme antiraciste américain. En raison de ses origines militantes, les définitions du terme varient, mais renvoient généralement à un ensemble d’attitudes et de pratiques par lesquelles les personnes prennent individuellement la responsabilité de leur position dans un système d’oppression et de leurs biais internalisés. Cela concerne principalement les personnes blanches à l’égard des personnes racisées, mais aussi des personnes racisées entre elles.
[5] Cette expression a fait l’objet de plusieurs recherches et commentaires dans les milieux féministes et renvoie généralement à la notion d’une « classe » des femmes dans l’approche matérialiste. Elle est souvent utilisée pour caractériser un féminisme universaliste peu sensible aux disparités raciales, économiques, etc. entre les femmes.
[6] bell hooks, De la marge au centre : Théorie féministe, Cambourakis, 2017.
[7] « Without community there is no liberation, only the most vulnerable and temporary armistice between an individual and her oppression. But community must not mean a shedding of our differences, nor the pathetic pretense that these differences do not exist. » Audre Lorde, « The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House », dans Sister Outsider, Essays and Speeches, Crossing Press Berkeley, 2007 [1984], p. 112.