Dossier - Queer : une révolution

Dossier - Queer : une révolution flamboyante

Cinq phrases pour embrasser les écologies queers

Eve Martin Jalbert

Les propositions qui suivent découlent du portait que dresse l’auteur Cy Lecerf Maulpoix de ces écologies fondamentalement intersectionnelles, anticapitalistes, décoloniales, féministes et queers.

Dans une friche industrielle de Montréal/Tiohtià:ke, un doux soir de juin où la pleine lune était à son périgée, nous nous sommes réuni·es, des lecteur·ices intéressé·es à parler d’écologies queers, autour du livre Écologies déviantes : voyage en terres queers [1]. Le présent texte met de l’avant quelques-unes des propositions fortes qui ont retenu notre attention.

« La destruction n’a pas le même sens pour tou·tes »

Les approches écoqueers – que Lecerf Maulpoix appelle écologies déviantes – proposent de considérer que les enjeux environnementaux affectant l’ensemble du vivant sont également des phénomènes sociaux. Les catastrophes écologiques doivent être envisagées dans leur articulation avec les systèmes d’oppression qui sont, suivant les propos de Ruth Wilson Gilmore qui parlait du racisme, « l’exposition de certaines parties de la population à une mort prématurée ».

Toute crise accentue les vulnérabilités sociales et économiques déjà existantes, notamment celles des différents groupes et personnes minorisées. Dans les sociétés où les vies ne sont pas toutes « digne[s] d’être pleurée[s], d’être sauvée[s], de bénéficier de droits ou de protections  », écrit Lecerf Maulpoix après Judith Butler, « la destruction n’a pas le même sens pour tou.tes ». Dans le film Fire & Flood (2020), Vanessa Raditz a documenté les effets de catastrophes récentes sur les personnes non conformes aux normes hétérocispatriarcales : les domicides (perte de son logement, de son domicile) ; l’accès incertain aux refuges, aux soins de santé, aux matériels médicaux, à la nourriture et aux produits nécessaires ; les agressions et discriminations au sein des processus d’assistance et des refuges s’ajoutent aux difficultés systémiques préexistantes – pauvreté, expérience de la rue, exposition à l’insalubrité, maladies, handicaps, incarcérations, etc. « Les populations les plus affectées, notamment les LBGTQI raciséEs, ont été confrontées à un constat : celui de ne pouvoir compter que sur elles-mêmes face à l’absence de soutiens adéquats de la part des institutions » ou de leur famille à laquelle elles ne peuvent souvent pas recourir.

Les approches écoqueers refusent de faire l’impasse sur la manière dont certaines vies sont toujours déjà partie prenante d’« histoires spécifiques de domination et de destruction ».

Le vivant à défendre ne doit pas être modelé par l’hétérocisnormativité

Les écologies queers impliquent de tourner le dos aux approches qui, d’une part, ramènent la diversité des espèces non humaines à des patterns hétéro-cis et, d’autre part, associent, au sein de l’espèce humaine, des formes d’expression de genre, de sexualité, de corporalité et de relations non hétéronormées à la « déviance » ou à la « contrenaturalité ». Les écologistes les plus conservateurs mêlent ainsi à la lutte pour l’environnement la défense d’un ordre hétérocispatriarcal (la famille nucléaire hétérosexuelle au premier chef) sur la base d’une acception étriquée du concept de nature. La prise d’hormones ou de médicaments, la procréation médicalement assistée, la gestation par autrui, auxquelles ont recours des personnes trans, des familles non hétéros ou des femmes seules – aussi bien que des personnes cis ou des couples hétéros… –, sont mises sur le même plan que les formes dangereuses de manipulation du vivant et les technologies productivistes les plus destructrices (« après les légumes OGM, les enfants à un seul parent », scandaient des opposant·es à la loi autorisant le mariage et l’adoption aux personnes LGBTQ+ en France). « Les accès et bénéfices de la technique ne s’appliquent qu’aux modèles familiaux compatibles avec une certaine vision de l’organisation sociale et économique, devenue la “nature” dans la bouche de ses défenseurs ». Car, notons-le, ce ne sont pas les mutilations génitales exercées sur les personnes intersexes que pourfendent les héraults de cette « naturalité » binaire et hétéronormée…

Refusant de telles formes de naturalisation du social et de socialisation de la nature, les écologies queers cherchent plutôt à reconnaître aussi bien la diversité des espèces que la pluralité des sexualités, des identités, des corps et des modes de relation, comme dignes d’exister en soi et comme facteurs d’adaptabilité, de créativité et d’agentivité garants d’avenir en contexte de crise climatique. Les « comportements uniques et manifestations extraordinaires dans la diversité des oiseaux, des plantes et des êtres vivants, passent inaperçues parce que nous les observons à travers le prisme de la normalité, de la similitude et de l’homogénéité  », soutient la biologiste colombienne Brigitte Baptiste, qui conclut : « rien n’est plus queer que la nature, car elle produit de la différence en permanence, notamment en favorisant l’émergence du singulier et de l’anomalie, en expérimentant constamment.  »

La lutte contre les techniques productivistes écocidaires est parfaitement compatible avec une épistémologie non hétéronormée du vivant, avec la réappropriation démocratique des technologies et des connaissances scientifiques, botaniques et médicinales, et avec l’autodétermination individuelle et collective.

Les écologies queers invitent à l’élargissement du lien au vivant

Partir des expériences minoritaires pour penser et vivre concrètement notre relation aux écosystèmes permet d’éventuellement développer des types d’interactions et de réciprocités émancipés des logiques d’exploitation et de domination. Les écologies queers cherchent aussi à (re)connecter avec les façons égalitaires d’interagir qu’ont les sociétés non occidentales et les Premiers Peuples, présentes au sein des « régimes alimentaires, des rapports aux animaux, aux plantes, aux cours d’eau, aux terres cultivées, aux arbres, aux astres et aux esprits » (Malcom Ferdinand).

Mais leur apport sans doute le plus spécifique concerne la place dévolue aux corps dans le développement d’un lien sensible au monde. Une attention est accordée à ce qui traverse notre condition d’êtres désirants, notamment ce qui a trait aux plaisirs, aux sexualités et aux formes d’amour, de relations et de coexistences non straights, aux désirs de devenir, à la créativité dans le genre, aux corporalités dissidentes. Un tel rapport aux autres et à la Terre peut mener à des formes d’échanges, de coopération, de compagnonnage, d’attachement et d’intimité qui n’excluent pas la sensualité, voire l’érotisme entendu comme « puissance de rencontre ». « Jouir dans les bois, sur ces crêtes nacrées, suspendues entre ciel et terre pourrait-il être l’occasion de nouvelles alliances et responsabilités » et de « faire de son être et de son corps une instance de réception, de transformation, mais aussi de relais entre soi et le monde ? »

Les écologies queers sont créatrices d’espaces liminaires

Du fait des violences ordinaires et des obstacles que connaissent les personnes LGBTQ+ dans l’accès au logement et aux espaces sécuritaires, la création de lieux – en ville ou hors des villes – qui soient des lieux de vie, de rencontre, d’appartenance et d’organisation a été et demeure un besoin et une préoccupation constante au sein des groupes queers et de leurs luttes. Même s’ils viennent souvent avec la menace de représailles ou de mesures administratives répressives visant à chasser les « indésirables », ces espaces liminaires de réappropriation (terres, fermes sanctuaires, squats, immeubles ou quartiers délaissés, etc.) sont des endroits où peuvent s’expérimenter et s’épanouir des formes d’individuation, des modalités organisationnelles et des modes de relations et de coexistences que le langage hétéronormé peine à traduire.

Sur le plan écologique, les initiatives figurant dans Écologies déviantes impliquent des types d’accord plus accueillants avec le vivant. Elles sont proches en cela de la permaculture selon Annie Rose London : toutes sont faites de « valorisation de la diversité des espèces, des marges des jardins et des bordures naturelles », mais aussi de la « réutilisation des “déchets” et des rebuts dans la création d’un écosystème productif et viable écologiquement ».

Les écologies queers sont fortement coalitionnelles

Suivant Lecerf Maulpoix, ces interstices et initiatives individuelles et collectives sont, à des degrés variables, tournées vers d’autres efforts de résistance contre la destruction des milieux de vie et contre les phénomènes d’oppression. C’est que « le refuge est toujours plus qu’un refuge pour soi, il devient une forme de philosophie et de pratique de vie, engageant chacunE […] à entrer en relation avec d’autres communautés et luttes locales ». Plus largement, les organisations et les luttes écoqueers semblent toutes coalitionnelles. L’implication est large, intersectionnelle, portée par « le désir de s’engager sur d’autres enjeux, dans le cadre de mobilisations collectives et intergroupes », portée aussi par le souci d’élargir les alliances. C’est dans cette direction que Lecerf Maulpoix lance son appel général aux allié·es d’aujourd’hui et de demain : « Face à la montée des écofascismes, face aux nouvelles mutations du capitalisme prêt à intégrer des formes de pensée écologiste ou minoritaire, n’avons-nous pas encore à conduire ensemble une lutte tentaculaire, carnavalesque, excitante, non assimilable aux logiques d’exploitation capitaliste, coloniale et hétéropatriarcale ? »

Les raisons de lutter, donc de nous coaliser, ne manquent déjà pas. Sans doute faut-il pour cela nous réjouir de nos coexistences et de nos interdépendances, et contribuer à ce que l’amour triomphe des frontières que dressent en nous, autour de nous et entre nous les schèmes de pensée découlant souvent de la peur et de la haine. 


[1Elsa, Laurie, Maël : merci pour les échanges et les commentaires. Sauf exceptions signalées dans le corps du texte, toutes les citations sont tirées de Cy Lecerf Maulpoix, Écologies déviantes : voyage en terres queers, Paris, Éditions Cambourakis, 2021.

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