Dossier - Queer : une révolution flamboyante
Le point de départ des fiertés était une émeute
Si la naissance des Fiertés était une action radicale, difficile aujourd’hui d’en discerner l’héritage.
Le point de départ historique des Fiertés est une émeute en réponse à une descente policière au bar Stonewall Inn à New York en 1969. Toute identité sexuelle et/ou de genre qui ne correspond pas à l’hétérocisnormativité est alors pourchassée sans relâche, ce qui modèle profondément, entre autres, le rapport à l’espace public. L’homosexualité et les identités ou performances de genre dissidentes (personnes trans, drags, « travesti·es », etc.) sont traitées comme quelque chose d’anormal et, par conséquent, d’illégal. Des vies entières sont reléguées à une existence intermittente et aux chuchotements des rares espaces sécuritaires – si ce n’est au silence. Les soirées, les bars, les allées, les parcs ou encore les salons privés appartiennent à la culture du secret. Dans ce contexte, la peur d’être découvert·e et celle de représailles affecte chaque seconde du quotidien.
En ce sens, il faut réaliser l’audace que représente l’émeute de Stonewall : le refus de la honte et l’affirmation du droit à être soi de manière publique. Des individus se révoltent contre tout un système en s’opposant à la normalisation de la violence policière, à la criminalisation de leur existence et à leur exclusion sociale. Ne l’oublions jamais, ces émeutes sont menées par des personnes marginalisées, parmi lesquelles on compte des personnes trans, des travailleur·euses du sexe, des personnes en situation d’itinérance, des personnes racisées. Les premières marches sont donc un énorme doigt d’honneur aux normes. C’est revendiquer le droit à la rue, à être visible et audible sans pour autant subir le harcèlement ou la violence étatique. C’est une politisation des identités LGBTQ+ qui s’ancre dans une justice spatiale. Car le droit à occuper l’espace public n’est pas anodin quand votre existence est considérée comme une honte que vous devriez avoir la décence de maintenir cachée.
Peut-on encore être fier·es ?
La Fierté, à son point de départ, était une émeute… mais il est difficile de s’en souvenir tant sa version moderne semble incarner tout ce que les événements de Stonewall avaient rejeté en bloc. En somme, le capitalisme a fait ce qu’il sait faire de mieux : s’adapter pour se maintenir, marchandiser ce qu’il ne pouvait détruire. Désormais, la majorité des Fiertés en Occident se déroulent sous les couleurs de grandes entreprises qui investissent massivement afin de faire figurer leurs logos auprès du drapeau arc-en-ciel. Tandis que des candidat·es politiques défilent en se targuant d’être des allié·es de la cause, des chansons à la mode sont diffusées sous les applaudissements de la foule, qui se précipite pour attraper des goodies payés par les bars partenaires des fêtes. Entre deux associations de défense de droits, certaines ayant dû payer pour avoir l’autorisation de défiler, des corps de métiers sont représentés – et parmi eux : la police. Considérez ceci : la Fierté, supposé héritage d’une émeute lancée contre les violences policières, accueille désormais au sein du défilé la police en uniforme et en voiture de fonction, alors même que le taux élevé de violences policières contre les communautés trans et/ou racisées et/ou autochtones ne cesse d’être documenté et dénoncé.
Une présence qui ne passe pas inaperçue
En 2016, le défilé de Pride Toronto est arrêté par un contingent de Black Lives Matter (BLM). Assis·es au sol afin de bloquer la marche, les militant·es noir·es et queers posent une série de demandes. Iels refusent en particulier que la police puisse continuer de défiler parmi les contingents. Ces revendications sont accueillies par les huées de la foule, frustrée que les festivités soient bloquées. Certain·es vont jusqu’à leur lancer des bouteilles de plastique vides, mais les activistes tiennent bon et BLM obtient gain de cause. L’événement provoque une onde de choc dans de nombreuses Fiertés à travers le monde. Plusieurs prennent position en amont sur la présence de la police lors des célébrations, ce qui déclenche des débats dans le milieu LGBTQ+. Suffisant pour revenir aux racines radicales de l’esprit de ces marches ? Pas sûr.
Instrumentalisation des communautés autochtones
Cette année, c’est un scandale de malversations financières qui entache Pride Toronto, incluant en prime l’instrumentalisation de communautés autochtones. L’affaire, survenue en 2018 et 2019, a été investiguée et dénoncée notamment par l’historien Tom Hooper, qui a produit un rapport détaillé sur le sujet [1]. Pride Toronto est accusée d’avoir trompé des subventionnaires et menti sur l’avancement de projets dans le but de sécuriser des fonds de plusieurs centaines de milliers de dollars. Une partie de cet argent est obtenu alors que Pride Toronto prétendait avoir un contrat avec le célèbre artiste d’ascendance crie Kent Monkman – ce qui était inexact.
Monkman et son équipe avaient d’abord proposé de mettre sur pied tout un projet d’exposition itinérante qui devait présenter des œuvres d’art sur l’histoire des personnes LGBTQ2S+ avant et après Stonewall. L’exposition devait aller à la rencontre de plusieurs communautés autochtones à travers toute l’Île de la Tortue, y compris des communautés éloignées et marginalisées. Mais cette collaboration avait été rompue par l’artiste après que l’organisme ait exigé les pleins droits de propriété sur ses œuvres. Pride Toronto s’abstient d’en avertir les subventionnaires et continue d’utiliser le prétexte de l’exposition pour obtenir plus de fonds.
L’affaire, rocambolesque, ne s’arrête pas là et les accusations sont nombreuses. Pride Toronto prétend ainsi travailler en collaboration avec plusieurs communautés autochtones et groupes LGBTQ2S+ divers. L’organisme fournit des lettres de soutien en ce sens, mais leur authenticité est aujourd’hui remise en question : on soupçonne que d’anciennes lettres aient été recyclées. Pride Toronto avait aussi promis d’embaucher une cinquantaine d’enseignant·es et facilitateur·ices issu·es de communautés autochtones pour prendre part à l’exposition. Or, l’argent aurait été utilisé pour de tout autres dépenses. Actuellement, on parle d’un million de dollars dont les modalités d’obtention et/ou l’usage sont suspects. De mille manières, le rapport de Tom Hooper dénonce ainsi l’exploitation de la main-d’œuvre et le non-respect des créations des communautés autochtones.
Pour couronner le tout, en 2018, les représentant·es de Pride Toronto auraient passé un accord avec le gouvernement pour obtenir toujours plus de subventions, en échange de quoi iels s’engageraient à réintroduire la police dans le défilé. C’était deux ans seulement après la dénonciation de BLM et sans consulter les membres qui avaient voté pour l’exclusion de la police du défilé.
En somme, Pride Toronto est devenu un exemple très concret de la continuité de pratiques et systèmes coloniaux racistes au sein de l’institution qu’est devenue la Fierté.
L’histoire comme mise en garde
Et il ne s’agit pas seulement de Pride Toronto et de ses malversations financières, bien que celle-ci soit un des exemples les plus extrêmes de ce qu’est devenue la culture de la Fierté. De Paris, avec la Marche de fierté anticapitaliste et antiraciste, à Zurich, avec la Fierté de Nuit, en passant par Barcelone et La Fierté critique : dans le monde entier naissent actuellement des mouvements qui se positionnent comme des alternatives aux Fiertés officielles. La Fierté est de plus en plus rejetée comme temple du capitalisme et de la dépolitisation de nos revendications.
Finalement nous devrions prendre l’histoire de la Fierté comme un récit de mise en garde. Il nous faut apprendre de nos tentatives de révolution – et, malheureusement, de leurs échecs. Si les systèmes d’oppression se maintiennent et se renforcent, c’est parce qu’ils se modernisent et surtout parce qu’ils s’adaptent. Ils s’adaptent si rapidement, de manière si fluide et complexe qu’un effort révolutionnaire, populaire et sans précédent peut tout de même aboutir à la marchandisation de nos identités. Mais nous pouvons toujours apprendre de nos échecs.
Le point de départ des Fiertés était une émeute et dans une émeute, il n’y a pas de défilés sponsorisés, pas de public pour applaudir, pas de chars subventionnés par les banques et pas de trajet prédéfini par les pouvoirs publics. Une émeute part de la colère et du trop-plein, fait bouger les corps et fonctionne comme un tremblement de terre : elle part de fractures sociales et provoque une onde de choc qui vise à ébranler le statu quo. Une émeute peut renverser les rapports de pouvoir car, de manière fondamentale, elle s’oppose à l’idée même de la violence légitime de l’État. Quoi de plus normal, par conséquent, qu’une émeute puisse autant inquiéter les classes dirigeantes ? Notre souci dès lors devrait être le suivant : celui de raviver les braises de l’émeute pour qu’elle ne cesse d’être l’émeute.
[1] Tom Hooper, « Misdirection of Funds and Settler Colonialism : Pride Toronto Grants from the Department of Canadian Heritage ». Disponible en ligne.