Sortie des cales
Avortement : le Canada, un modèle ?
Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis renverse l’arrêt Roe v. Wade de 1973 qui protégeait le droit à l’avortement. Quelle est la situation au Canada ?
Cette décision survient alors que les États-Unis connaissent, depuis plusieurs années, un recul spectaculaire en matière de droit à l’avortement. Prenons le cas de l’Alabama qui, en 2019, avait voté une loi pour rendre l’avortement légal uniquement en cas d’anomalie létale du fœtus ou de risque vital pour la personne enceinte. L’avortement est donc illégal dans tout autre contexte, y compris en cas de viol ou d’inceste, sous peine d’emprisonnement pour le·la patient·e et le·la praticien·ne. Cette loi était, jusqu’alors, la plus restrictive du pays, mais n’était qu’un exemple parmi d’autres : uniquement en 2019, 28 États font passer plus de 300 lois visant à restreindre l’accès à l’avortement. Elles étaient majoritairement des lois dites « Heartbeat Bills », c’est-à-dire des « lois de battement de cœur » : l’avortement était illégal à partir du moment où il y avait un battement de cœur, donc à environ six semaines de grossesse. Or, six semaines, quand on ne cherche pas activement à tomber enceinte, c’est très souvent le temps que cela prend pour réaliser qu’une grossesse est en cours. D’un point de vue légal, si on compte les listes d’attente éventuelles ou encore le temps de recherche d’un médecin qui autorise la procédure, ce qui est exigé de certains États, l’avortement devenait quasiment impossible. Néanmoins, ces lois, bien que votées, pouvaient être renversées grâce à l’arrêt historique de Roe v. Wade. Aujourd’hui, c’est terminé. La dernière barrière de protection a été supprimée.
Depuis l’annonce de la Cour suprême, de nombreux discours médiatiques ont comparé les États-Unis au Canada. Le Canada est alors dépeint de manière très favorable vis-à-vis de son voisin du Sud. Pour autant, cette propension à chanter les louanges du Canada est surtout révélatrice de l’ignorance globale concernant les inégalités qui existent en matière d’accès à la justice reproductive. Au Canada, le droit à l’avortement a été décriminalisé tandis qu’aux États-Unis il a été légalisé. Il s’agit d’une différence majeure en matière de protection. Légaliser signifie d’autoriser l’avortement sous certaines conditions. Si ces conditions ne sont pas respectées, il y a criminalisation. Or, si une loi met en place des conditions drastiques, cela revient dans les faits à rendre l’accès à l’avortement impossible. C’est ce qu’illustre notamment le cas des « Heartbeat Bills ». Au Canada, en 1988, le droit à l’avortement a été décriminalisé avec la décision Morgentaler. Ce qui signifie qu’il est interdit de poursuivre en justice une personne ou un médecin pour avoir pratiqué un avortement. Il est important de noter que la Cour suprême canadienne a également déclaré le fœtus comme n’ayant aucune personnalité juridique. Enfin, le·la géniteur·rice ne peut s’opposer à la décision d’interrompre la grossesse de la personne enceinte. Ce contexte juridique fait du Canada l’un des pays où le droit à l’avortement est parmi le mieux protégé au monde et donc, théoriquement, là où c’est le plus improbable de le renverser.
Décriminaliser sans rendre accessible
Maintenant – et c’est là que le bât blesse –, qui dit droit à l’avortement théorique, ne dit pas pour autant accessibilité en pratique. Depuis des années, des associations de défense du droit à l’avortement tirent la sonnette d’alarme sur le sujet. Des barrières d’accès à l’avortement existent bel et bien au Canada, et elles entravent l’exercice de ce droit. Notamment, parce que l’avortement est traité comme un acte médical comme un autre, chaque province est libre d’en encadrer différemment l’accès. Par exemple, au Nouveau-Brunswick, seuls les hôpitaux sont financés, tandis qu’en Ontario toutes les cliniques ne sont pas entièrement financées, ce qui a été dénoncé comme contraire à la loi selon des associations de défense de droit à l’avortement. Dans ce contexte, la procédure peut être accessible uniquement dans le réseau privé, ce qui pose une barrière économique. De plus, les distances géographiques sont telles que, si seul un établissement offre la procédure pour toute une région, recevoir l’acte médical peut devenir un véritable périple d’organisation. Cela, c’est avant même de prendre en considération l’attente d’accès aux services. La différence d’option est d’ailleurs drastique entre les zones urbaines et les zones rurales, tandis que les localités du Nord sont parmi les moins bien desservies dans tout le pays.
À cela s’ajoute le désengagement public autour de l’avortement. Les groupes de défense peinent à recevoir du financement, tandis que collectivement l’impression de droit acquis se traduit par une perte de mobilisation active. Or, les associations dénoncent depuis quelques années l’augmentation du nombre de groupes antiavortements qui eux disposent de plus de fonds provenant notamment du secteur privé. Certains sont même étroitement liés à des groupes homologues aux États-Unis. Particulièrement bien organisé, le milieu anti-choix ouvre des cliniques d’accompagnement ou encore des lignes d’écoute. Sous le couvert de conseils aux personnes enceintes, iels diffusent des discours antiavortements en jouant sur les mythes qui entourent la grossesse ou encore sur les procédures médicales et la culpabilité des personnes appelantes. Ces mêmes groupes font du lobbyisme politique auprès d’élu·es canadien·nes pour rouvrir le débat sur l’avortement. Des député·es ont même déjà publiquement déclaré leurs intentions de le faire.
Une question de justice reproductive
Enfin, gardons en tête que le droit à l’avortement fait partie, de manière plus globale, du droit à la justice reproductive. Toutes les communautés ne sont pas affectées de la même manière par le manque d’accessibilité, au même titre que toutes les communautés n’ont pas les mêmes droits à disposer de leur corps. Par exemple, des membres issu·es des communautés autochtones ont subi des procédures de stérilisation forcée. Une histoire pour laquelle justice ou même reconnaissance n’a toujours pas eu lieu. De plus, les enfants des communautés autochtones continuent d’être placés en familles d’accueil à un rythme si effréné que des organismes de défense parlent d’un nombre de séparations des familles plus élevé qu’à la période des pensionnats. L’acte médical que représente l’avortement, tout comme l’existence de la contraception, c’est aussi une histoire d’instrumentalisation des corps noirs et racisés. Il s’agit de technologies développées dans d’atroces souffrances et dans le non-respect de la vie d’autrui, notamment des personnes noires mises en esclavage ou encore des personnes issues des communautés pauvres des territoires du Sud global. À cela s’ajoute le fait que les risques de complications de grossesse et d’accouchement sont directement liés aux conditions de traitement médical saturé par le racisme systémique. Enfin, la décision d’avoir des enfants ou non se réduit pour beaucoup à une impossibilité économique. L’enjeu de classe rejoint ainsi celui de race, de genre, mais aussi de capacitisme, puisqu’une partie de la population se voit, encore aujourd’hui, privée du choix d’avoir des enfants sous prétexte de normes eugénistes.
Par conséquent, l’actualité états-unienne constitue certes un développement désastreux pour les droits de toute personne à disposer de son corps, mais faire l’éloge du Canada, c’est ignorer tout le travail qui reste à faire en matière de justice reproductive. C’est également passer sous silence tout un contexte colonial qui produit d’innombrables violences envers de multiples communautés minorisées. Enfin, c’est participer au mythe d’une Amérique du Nord idéale typique de protection des droits, ce que contredisent les centaines d’années de son histoire. Le Canada n’est certes pas les États-Unis, mais cela ne suffit pas à en faire un modèle. La barre n’est pas si basse.