Disséquer la « sensibilité » nationaliste conservatrice

No 093 - Automne 2022

Analyse du discours

Disséquer la « sensibilité » nationaliste conservatrice

David Sanschagrin

Le schisme identitaire : Guerre culturelle et imaginaire québécois a été écrit par la vedette montante du nationalisme conservateur québécois, Étienne-Alexandre Beauregard [1]. Si sa thèse est faible et friable, le livre demeure toutefois intéressant, car il expose les travers du débat actuel sur l’identité.

L’ouvrage s’inscrit dans la mouvance identitaire droitiste qui, malgré la forte diffusion de ses idées dans les médias et au sein du gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ), sous-estime constamment son pouvoir, ce qui nourrit sa posture victimaire. Les remerciements de ce livre constituent une véritable cartographie de cette mouvance, dont font partie Mathieu Bock-Côté et son maître à penser, Jacques Beauchemin.

L’hégémonie et la guerre culturelle

Beauregard mobilise le concept d’« hégémonie » du philosophe marxiste Antonio Gramsci pour avancer que de 1960 à 1995 existait une hégémonie néonationaliste promouvant la vision du Québec de Lionel Groulx, comme « État-nation du sujet unitaire francophone ». Cet État aurait comme missions « la survie culturelle de la nation francophone » et l’atteinte du destin naturel du Québec : l’indépendance.

Les propos de Jacques Parizeau attribuant la défaite référendaire de 1995 à « l’argent et des votes ethniques » auraient ouvert l’ère d’une hégémonie libérale, « où toute affirmation nationale est désormais suspecte de racisme et d’exclusion. » Elle serait promue par des élites intellectuelles et politiques, et axée sur le fédéralisme trudeauiste, les droits individuels et le multiculturalisme postnationaliste. Depuis l’arrivée de la CAQ au pouvoir en 2018, une contre-hégémonie propose « un nationalisme fermement ancré dans le désir de durer. Promettant sans honte une loi sur la laïcité et une baisse des seuils d’immigration, Legault parlait pour le Québec francophone, le Québec des banlieues, celui dont j’étais issu et que je souhaitais plus que tout pérenniser grâce à mon engagement politique. »

Depuis 2018, selon Beauregard, nous serions en pleine guerre culturelle entre deux camps irréconciliables où se jouerait le destin de la nation. Les « nationalistes » s’appuieraient sur une « éthique de la loyauté » envers la nation et son noyau historique canadien-français. Les « multiculturalistes » défendraient une « éthique de l’altérité », valorisant la diversité en soi et l’effacement national.

Beauregard propose donc une vision asociologique de l’hégémonie comme domination d’un ensemble statique d’idées et de valeurs sur l’histoire et la société. Il omet que l’hégémonie gramscienne est une domination de classe dynamique, qui se renouvelle grâce au contrôle de l’économie, de l’État et des institutions culturelles. La conception culturelle de l’hégémonie de Beauregard est en phase avec le « gramscisme de droite », développé par l’extrême droite intellectuelle française à partir de 1973. Celle-ci promouvait une guerre culturelle afin de s’opposer à la domination des idées de gauche, d’imposer des valeurs conservatrices et de préparer la prise du pouvoir [2]. Enfin, il partage aussi leur conception « naturelle » de la nation ainsi que leur méfiance envers les droits de la personne et la diversité culturelle.

Libéralisme et nationalisme au Québec

Contrairement à ce qu’affirme Beauregard, avant 1995, on n’observe pas d’unanimité idéologique au Québec, et après 1995, on ne voit pas d’hégémonie antinationaliste.

Le libéralisme et le néonationalisme étaient bien présents au Parti québécois (PQ) et au Parti libéral du Québec (PLQ) avant 1995, mais le premier était souverainiste, le second fédéraliste, et ils ne s’entendaient pas sur la protection du français. Néanmoins, ils partageaient une vision ouverte et inclusive de la nation, défendaient les droits des individus et des minorités et ont bâti un État social moderne. Ils ont aussi reconnu la diversité constitutive du Québec.

Quant au nationalisme culturel conservateur, il se manifeste bien avant 2018. Dès 2006, Mario Dumont attaquait les minorités religieuses, qui minaient les valeurs « communes » avec des accommodements « déraisonnables ». Depuis, l’immigration et la diversité sont perçues comme des problèmes culturels. Au pouvoir en 2012, le PQ a proposé une Charte des valeurs, reprenant la carte identitaire, à défaut d’un véritable projet politique.

De grands sensibles

Ce livre est caractéristique du discours nationaliste conservateur, dont il a tous les travers.

Les nationalistes conservateurs, comme Beauregard ou Bock-Côté, font fi de la sociologie historique et ne proposent pas de véritable « pensée ». Ils mettent plutôt en scène leur « sensibilité » et compensent la faiblesse de leurs idées par des néologismes. En effet, la « pensée » a des exigences rationnelles plus élevées : se confronter honnêtement aux faits ainsi qu’aux perspectives avancées par les autres. La pensée existe de manière dialectique, relationnelle. Elle est le contraire de l’enfermement sentimental et idéologique.

Au départ, il y a donc le « sentiment » que des forces maléfiques et élitistes complotent contre « nous », veulent effacer « notre » mémoire longue et « notre » culture pour « nous » assimiler. Pour arriver à leurs fins, ces forces ont recours aux droits individuels, à l’immigration et la diversité ethnoculturelle. La « raison » arrive ensuite pour justifier ce « sentiment », en s’appuyant sur une lecture biaisée et révisionniste de l’histoire.

Pour cette mouvance, la nation québécoise est « naturalisée » et équivalente à la majorité culturelle canadienne-française. Constamment menacée, elle doit être protégée, justifiant des mesures et des discours mesquins envers les minorités, dont les revendications de droits seraient des attaques antidémocratiques envers la nation. Il relève alors de l’évidence d’affirmer qu’« au Québec, c’est comme ça qu’on vit », comme s’il y avait unanimité et une seule bonne façon de concevoir la nation. Comme si la majorité était homogène, monolithique, alors que l’on sait très bien qu’elle aussi est plurielle aux plans culturel, économique et politique. Il n’y a pas de test de loyauté et il n’y a pas qu’une seule appartenance légitime à la nation québécoise, telle qu’essentialisée par la droite identitaire.

Enfin, cette dernière se réclame du débat démocratique, mais l’évacue et voit toute critique de leur « sensibilité » comme une preuve de censure, critique qui sera brandie sans nuance et de façon polarisante sur toutes les tribunes, afin de s’indigner des méchantes élites multiculturalistes. Et, à la question « qu’est-ce que la nation québécoise et son devenir ? », elle ne conçoit qu’une seule bonne réponse, la sienne. Toute déviation de cette trajectoire serait aliénation, aplaventrisme et déloyauté.

En décrivant la reconnaissance de la diversité ethnoculturelle et la protection des droits de la personne comme des attaques élitistes envers la majorité culturelle, les nationalistes conservateurs ciblent les minorités comme ennemies de la nation et minent les institutions démocratiques qu’ils prétendent défendre face au « gouvernement des juges ».

Démocratie et majorité

La démocratie doit en effet être comprise comme un équilibre complexe entre pouvoir collectif de la majorité et droits des individus et des minorités. La démocratie ne peut pas être la pure expression d’une majorité immuable, auquel cas elle ne serait que tyrannie. Elle ne peut pas représenter que les intérêts d’une petite nation conservatrice rabougrie et revancharde, ce « Québec francophone des banlieues ».

La démocratie est un moyen pacifique de trancher les conflits politiques et d’arbitrer différents intérêts, afin de trouver un modus vivendi acceptable. Elle ne s’arrête pas aux élections, elle continue de vivre dans les débats publics, par l’action des mouvements sociaux, par des revendications de droits. C’est démocratiquement que l’Assemblée nationale a adopté la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, en 1975. Plutôt que de critiquer les droits de la personne en soi, c’est une critique de l’État canadien et des juges qu’il nomme qui devrait être faite.

L’héritage de la Révolution tranquille

En lieu et place d’un vrai projet politique, la droite identitaire alimente l’idée d’une guerre culturelle qui est dommageable pour le vivre-ensemble et met sur la sellette les minorités culturelles. Elle reproduit un scénario classique (aux États-Unis, en France, etc.) où des acteurs politiques voient la nation comme une majorité culturelle traditionnelle menacée par les minorités, les élites multiculturalistes et les droits de la personne. Cette politique de la peur et du ressentiment mène ensuite à la haine et au rejet de l’autre, vu comme ennemi existentiel au sein de la société.

Une petite nation culturelle inquiète qui se replie sur elle-même est très loin de l’idéal de la Révolution tranquille d’une grande nation inclusive qui propose, avec confiance, un projet politique inspirant et égalitaire. Plutôt que de revenir au cul-de-sac de l’idéologie de la survivance culturelle, il faut retrouver l’esprit d’audace, de générosité et d’ouverture qui animait les révolutionnaires tranquilles.


[1Étienne-Alexandre Beauregard, Le schisme identitaire. Guerre culturelle et imaginaire québécois, Montréal, Boréal, 2022, 282 pages.

[2Pierre-André Taguieff, « Origines et métamorphoses de la nouvelle droite », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 40, 1993, pp. 3-22.

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