Mini-dossier : Nommer pour mieux

Un loup dans la bergerie

La langue is never about la langue

Mini-dossier : Nommer pour mieux exister

Arianne Des Rochers

En tant que personne qui pratique et enseigne la traduction comme métier, je travaille de très près, et quotidiennement, avec la langue. Chaque jour je la regarde dans le blanc des yeux, lui fouille les entrailles, lui tords le bras, l’embrasse aussi, la caresse. C’est ma spécialité. La langue ne me quitte jamais et j’y réfléchis constamment, avec et par elle, inévitablement. Mais la langue, malgré tout, m’échappe ; je ne suis pas encore arrivé·e, après plus de quinze ans de carrière, à bien la cerner.

On dit généralement de mon travail, moi y compris, que je l’effectue « de l’anglais vers le français ». C’est là une formulation simpliste qui dissimule une série de raccourcis conceptuels et idéologiques et qui, surtout, tient pour acquis que les termes « anglais » et « français » font référence à des systèmes linguistiques neutres, clairs, évidents. Ces dernières années, mes recherches ont porté sur des textes qui mélangent les langues, et donc qu’il est difficile, voire impossible, de placer d’un côté ou de l’autre de la frontière qui séparerait l’anglais et le français. Ces textes me poussent à reconsidérer les façons dont j’aborde des notions comme « la langue française ». J’ai appris que ce qu’on appelle « l’anglais » ou « le français » n’est pas aussi simple qu’il n’en paraît ; en fait, j’ai désappris l’idée selon laquelle les langues délimitées, distinctes, dénombrables comme « le français » sont des réalités empiriques, autrement dit l’idée selon laquelle les langues existent comme telles. Je comprends maintenant qu’une catégorie comme « le français » est en fait tout sauf linguistique, le langage étant de nature chaotique, hétérogène, changeante et donc, essentiellement, inclassifiable. Que « le français » est grosso modo une étiquette idéologique qui régimente un ensemble de pratiques linguistiques foncièrement hétérogènes, pratiques qu’on n’a d’autre choix que de surveiller et de policer si on veut qu’elles continuent de correspondre à cette étiquette. Que les langues occidentales et impériales sont des outils de catégorisation – menant inévitablement, sous le régime capitaliste, à la hiérarchisation et à la domination – et que leur naturalisation n’est pas sans rappeler celle des « races ». La langue est une croyance, une fiction dont il est certes difficile de se défaire, compte tenu des efforts gargantuesques qui sont déployés pour sa solidification dans la pensée occidentale.

Quand on dit – quand je dis moi-même – que je traduis « de l’anglais vers le français », je sais maintenant que les mots « anglais » et « français » cachent une longue histoire qui traverse les continents : une jolie histoire de tradition et de culture et d’innovation et de créativité qui se passe de génération en génération et qu’on a raison de vouloir célébrer, oui, mais aussi une histoire violente d’impérialisme, de colonialisme et de domination, une histoire de répression de la diversité linguistique, une histoire de standardisation et de normalisation faites aux dépens des pratiques linguistiques de nombreuses populations, une histoire d’exclusion de celles-ci. J’ai donc appris à me méfier de la langue, en particulier de sa glorification dans des formes figées.

*   *   *

Dans l’arène politique, en particulier (mais pas exclusivement) au Québec, on invoque souvent « la langue » – il peut s’agir de n’importe quelle langue, mais dans le contexte qui nous concerne, c’est plus souvent qu’autrement « la langue française » – comme argument rationnel, neutre et objectif pour défendre une position ou une politique. Dans la sphère publique et dans la vie de tous les jours, la langue prend souvent des airs de brebis, innocente et inoffensive. C’est le cas de phrases banales et parfaitement courantes comme « Je veux que mes enfants parlent français ». J’ai aussi appris à me méfier de la langue dans des contextes aussi anodins que celui-là. Quand on nous parle de langue, je me demande : de quoi nous parle-t-on vraiment ? Est-elle, ici comme en traduction, un raccourci conceptuel qui cache autre chose ?

Quand on nous dit dans un article d’un grand média traditionnel soi-disant neutre, par exemple, que « Le français poursuit son déclin au Canada et au Québec » [1]. De prime abord, se positionner pour le maintien et la vitalité d’une langue a l’air parfaitement louable ; personne ne peut en toute bonne conscience souhaiter la disparition d’une langue, après tout. Mais je veux réfléchir quelques instants à ce qui se cache sous le costume de brebis qu’on fait porter au français dans cette affirmation qu’on crie sur tous les toits québécois. On a effectivement affaire à quelques raccourcis idéologiques dans l’expression « le français poursuit son déclin » : ce n’est pas le français qui est en déclin au Québec, comme on l’apprend plus tard à la lecture de l’article, mais « la proportion des résidents du Québec dont le français est la langue maternelle ». Le français ne peut pas être « en déclin », car le français – une catégorie abstraite qui classifie un ensemble de formes linguistiques – n’est pas quantifiable. Par contre, les gens qui parlent le français, eux, peuvent être quantifiés. D’ailleurs, l’article mentionne que 93,7 % des résident·es du Québec se disent capables de soutenir une conversation en français. Même si ce dernier chiffre constitue une baisse de 0,8 % par rapport au recensement de 2016, présumer qu’une population pourrait à 100 % parler la même langue et se comprendre uniformément relève du pur fantasme. Peut-on, alors, vraiment parler d’un « déclin du français » alors que près de 94% de la population du Québec le parle ? Pourquoi, au juste, nous martèle-t-on avec insistance que le nombre de résident·es dont le français est la langue maternelle « chute » ? Quelle importance, sur le plan linguistique, que les gens apprennent le français de leurs parents ou à l’école, si le résultat est sensiblement le même ? Pareille distinction, qui ne veut en fait rien dire sur le plan strictement linguistique, se révèle plutôt être de nature ethnique, la notion de « langue maternelle » étant intrinsèquement reliée à la généalogie, et les langues européennes comme le français étant historiquement associées à des généalogies blanches. « Le français est en déclin au Québec » est donc une façon en apparence innocente et neutre de dire que la population québécoise « pure laine » – idée inséparable de la notion de pureté raciale – baisse en proportion démographique, ce qui fait d’ailleurs écho au concept xénophobe et raciste de noyade démographique. Comme de fait, les deux principales causes du « déclin du français » citées dans l’article et dans les discussions sur la question en général sont l’immigration (peu importe si les immigrant·es caribéen·nes et africain·es peuvent parfaitement fonctionner en français) et le taux de fécondité très bas des francophones « natif·ves » (qui ne font pas assez d’enfants et donc qui compromettent la reproduction de la nation québécoise blanche et francophone).

Ensuite, je m’interroge quant au cadre temporel de l’article, autrement dit à son point de référence implicite. Quand exactement le français a-t-il commencé son « déclin » qu’il poursuit de manière si alarmante ? La perspective adoptée ici n’est ni neutre ni innocente. La formulation du problème trahit une perspective de colons, qui prend comme point de comparaison l’époque à laquelle le français a été à son niveau le plus élevé de toute l’histoire du territoire. L’article ne précisant pas ce point de référence subjectif et intéressé, on n’a d’autre choix que de spéculer ; dans tous les cas, cette idée de « déclin » par rapport à une époque antérieure et toujours fantasmée donne des relents inquiétants de « Make Québec Great Again », comme si la suprématie française, par opposition à la diversité linguistique ou à la prépondérance d’autres langues, était le seul objectif possible et souhaitable. Si par contre on change de point de référence, qu’on échange celui qui fait notre affaire pour un autre, par exemple celui des peuples autochtones, affirmer que le français est en déclin sur le territoire du Québec serait carrément farfelu. En comparaison au début du 17e siècle, la proportion des gens parlant le français au Québec serait plutôt passée de 0 % à ٩٣,٧ % (toujours selon les statistiques du recensement de 2021). Comme quoi le point de vue change tout. Par ailleurs, en ne questionnant que « le déclin du français », on efface le déclin des langues autochtones, causé précisément par les politiques de génocide et d’assimilation des peuples autochtones qui ont éventuellement permis aux francophones de s’imposer au Québec. Pourquoi le déclin imaginé d’une langue est-il plus alarmant que le véritable déclin de dizaines d’autres ?

Quelques tendances ressortent de cette brève (et incomplète) analyse d’une expression aux airs de brebis comme « le français poursuit son déclin au Québec ». La première : quand on nous parle de langue, on ne nous parle jamais vraiment de langue, mais de gens. Plus précisément, de ces gens qui, comme moi, sont « naturellement » associés à cette langue en vertu de critères non pas linguistiques mais sociaux comme l’ethnicité, les ancêtres et le lieu de naissance, par opposition à d’autres qui n’y seront jamais associés, peu importe à quel point ils la maîtrisent. Ce qui m’amène à une deuxième observation : les critères selon lesquels un individu est francophone ne sont pas linguistiques. Dans l’exemple des articles qui traitent du recensement en matière de langue, l’accent est délibérément mis non pas sur la proportion des gens qui disent parler français, mais sur le pourcentage des locuteur·rices de « langue maternelle ». Denise Bombardier, dans son documentaire paternaliste sur les communautés francophones hors Québec [2], réfute quant à elle la statistique selon laquelle il y aurait 10 % de francophones au Manitoba, car la province inclut dans ce chiffre les anglophones bilingues qui parlent bien le français, et que, pour elle, ça ne compte pas. Le critère n’est donc pas linguistique, mais ethnique. Enfin, parler du déclin du français au Québec revient à adopter (et à assumer) une posture coloniale qui prend comme point de référence l’espace-temps fantasmé d’un Québec glorieux et 100 % francophone auquel il faudrait vouloir revenir. Cette posture revient à faire l’autruche et à ignorer délibérément toute l’histoire coloniale violente qui précède cet espace-temps fantasmé ; comme si la période précédant la montée au pouvoir de René Lévesque était un vide historique. Autrement dit, présumer que le français est en déclin au Québec équivaut à croire que la perspective majoritaire des Québécois·es blanc·hes francophones est une perspective neutre, et la seule qui vaille. Sous son costume de brebis, le loup français épouse plusieurs formes : xénophobie, racisme, colonialisme, classisme, discrimination, exclusion, hiérarchies sociales. Ce que je retiens, c’est que la langue is never about la langue, et qu’il faut toujours se méfier des brebis.

*   *   *

Pour ma part, je n’ai pas d’enfants, mais mon souhait serait que les enfants des autres puissent parler les langues de leur choix – et comme iels l’entendent – et vivre dans la dignité, peu importe les langues qu’iels parlent ou ne parlent pas. Quand « la langue française » ne sera plus un outil de catégorisation, de hiérarchisation et de domination des gens au Québec et ailleurs, je la défendrai peut-être. (Je la défends d’ailleurs un peu plus depuis que j’habite en Acadie, où elle ne sert pas autant à exclure.) Les groupes majoritaires, comme les francophones au Québec, doivent arrêter de penser que les groupes minoritaires veulent faire exactement comme eux et remplacer systématiquement le français par une autre langue toute-puissante. Les communautés francophones hors Québec aussi bien que les collectivités autochtones, à qui on a pourtant imposé des politiques d’assimilation extrêmes, le prouvent, et ce même si certain·es Québécois·es refusent de le voir et de l’accepter : il est possible de faire communauté et de transmettre des formes et pratiques linguistiques aux prochaines générations sans pour autant utiliser la langue dans sa forme figée et tyrannique comme outil d’exclusion et de domination sociales.


[1Titre d’un article de Radio-Canada datant du 18 août 2022 qui analyse les données du recensement 2021 en matière de langue. Le sujet est repris par tous les grands quotidiens de la province sous des titres semblables : « Le français poursuit son déclin au Québec comme au Canada » (Le Devoir), « La dégringolade du français se poursuit au Québec et au Canada » (Le Journal de Montréal), « Le poids du français en baisse » (La Presse).

[2Denise Bombardier réalise le documentaire Denise au pays des francos, diffusé en 2019 sur Ici télé, après avoir déclaré sur le plateau de Tout le monde en parle que presque toutes les communautés francophones hors Québec avaient disparu (NdlR).

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème