Mini-dossier : Nommer pour mieux exister
Toponymie autochtone : la racine des cultures
De plus en plus, nous sommes exposé·es à l’art, aux langues et aux cultures des nations autochtones que nous côtoyons. Il suffit toutefois de poser les yeux sur une carte du Québec pour réaliser que nous y sommes exposé·es depuis longtemps à travers la toponymie du territoire.
Dans sa plus simple expression, la toponymie est la façon dont nous nommons le territoire. En outre, la toponymie est la façon qu’ont les peuples de se lier au territoire et d’y créer un attachement. Les noms de provinces, de régions, de villes, de rues ou encore de parcs sont tous des exemples de toponymes. Ainsi, lorsque nous parlons de la ville de Montréal, nous savons à quel territoire nous faisons référence. La toponymie nous entoure à tel point que nous l’employons souvent sans même y réfléchir.
Pourtant, elle porte un bagage important de notre histoire et de nos connaissances. Par exemple, tout près de chez moi dans la région d’Abitibi-Témiscamingue coule la rivière Kinojévis. Ce toponyme fait référence au mot « kinoje » de l’anicinabemowin, la langue parlée par la Nation Anicinabe, qui signifie « brochet ». Qui plus est, le toponyme « Abitibi-Témiscamingue » est lui-même une adaptation de toponymes d’origine anicinabe, signifiant approximativement « là où les eaux se séparent » et « lac profond ». À travers ce bagage transparaissent donc les relations que nous entretenons avec les peuples autochtones. Dans toutes les régions du Québec, des toponymes autochtones sont devenus « nos » toponymes, c’est-à-dire ceux de la majorité allochtone, et ce, souvent à notre insu.
Toponymie et colonialisme
Lorsque nous parlons de toponymie autochtone, nous référons aux noms qui représentent le territoire selon les peuples autochtones. Si elle est souvent tenue pour acquise par le peuple québécois, la toponymie est néanmoins un enjeu majeur pour toutes les nations autochtones dans leurs efforts de valorisation et d’enracinement de leurs cultures.
À petite ou grande échelle, l’entièreté du territoire québécois a d’abord été décrit par les nations qui y ont vécu pendant des millénaires. Ces nations avaient un nom pour chaque ruisseau, chaque lac et chaque parcelle de territoire qu’elles fréquentaient. Inévitablement, l’appropriation du territoire par le peuple colonisateur passe également par la façon de le nommer, et bon nombre des toponymes autochtones ont été écartés et remplacés par des toponymes propres au peuple colonisateur. Ce processus d’appropriation a contribué à créer une distance entre les peuples autochtones et leur territoire : difficile de se sentir chez soi lorsque notre territoire porte désormais le nom de d’autres. Il en est de même pour les toponymes autochtones qui ont été réappropriés par le peuple québécois, qui sont trop souvent employés sans connaître leur signification ou leur origine.
Le remplacement progressif des toponymes autochtones par des toponymes francophones a également changé la façon dont le territoire est perçu. Dans la tradition non autochtone québécoise, les territoires sont souvent nommés en l’honneur de personnes marquantes, symboliques ou représentatives de la colonisation et de la religion. Pensons à la panoplie de noms de villes et villages débutant par « Saint » ou « Sainte ». Bien souvent, ces personnages historiques n’ont aucun véritable lien avec le territoire qui porte leur nom. Un bon exemple est le nom du lac près duquel j’ai grandi, à Rouyn-Noranda. Il est nommé « lac Dufault » en l’honneur de Sergius Dufault, sous-ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries au moment de la création de la ville en 1926. Rien ne rattache ce toponyme au lac : n’importe quel autre lac aurait pu s’appeler ainsi. Il s’agit cependant d’une symbolique coloniale forte qui met en valeur l’un des artisans du développement des régions ressources au Québec.
La toponymie autochtone est bien différente. Les langues autochtones sont généralement plus descriptives du territoire, ce qui se reflète dans leur toponymie. Sans vouloir généraliser, la plupart des toponymes autochtones sont ancrés dans la description du territoire ou encore dans la relation des personnes envers le territoire. D’une certaine façon, c’est le territoire qui se nomme lui-même. Pour revenir à l’exemple du Lac Dufault, la comparaison est frappante. En anicinabemowin, le lac porte le nom de Natapigik Sagahigan, ce qui se traduit très approximativement par « le lac où l’on chasse le buffle ». Ce toponyme, qui tire son origine de la pratique de la chasse sur le territoire, est porteur de différents savoirs. Il contient une preuve de l’occupation du territoire, un savoir sur les pratiques de chasse traditionnelles en plus d’identifier précisément le lieu. Alors, lorsque les toponymes autochtones sont remplacés par des toponymes en français, ce ne sont pas seulement les noms qui disparaissent, mais également une partie importante des connaissances reliées au territoire.
En plus de la description du territoire et des activités traditionnelles qui y sont associées, les toponymes autochtones peuvent témoigner des échanges ayant eu lieu entre les nations. Par exemple, le territoire des Atikamekw Nehirowisiwok contient certains toponymes d’origine anicinabe et innue, deux Premières Nations voisines, ce qui témoigne des échanges entre elles et de la manière dont se partageait le territoire. Les toponymes autochtones contiennent également des connaissances significatives sur le langage : ils sont une sorte de dictionnaire du territoire à travers lequel les mots peuvent perdurer. Le remplacement des toponymes autochtones par des toponymes francophones signifie que des mots ont pu être perdus, affaiblissant ainsi l’usage des différentes langues autochtones sur le territoire.
Valoriser les toponymes autochtones
L’affirmation des cultures autochtones ainsi que la réappropriation du territoire passe nécessairement par une réaffirmation des toponymes autochtones. Même si des toponymes francophones ont été superposés aux toponymes autochtones sur l’ensemble du territoire québécois, ils ne sont pas pour autant effacés. Les toponymes autochtones peuvent être remis de l’avant et se perpétuer de plusieurs façons. La plus importante est sans contredit par la diffusion au sein des communautés des savoirs que portent les Ainé·es. Selon ceux et celles-ci, encourager les jeunes à interagir avec les porteurs·euses de savoirs est le meilleur moyen pour que s’opère une véritable réappropriation des toponymes et des connaissances territoriales qui y sont rattachées. La tâche n’est cependant pas toujours évidente en raison des brisures intergénérationnelles dues aux nombreuses tentatives d’assimilation coloniale.
Si les peuples autochtones le souhaitent, il est également possible de valoriser les toponymes autochtones à partir d’une étroite collaboration avec les peuples allochtones au niveau de la cartographie. À chaque moment d’expansion coloniale dans l’histoire du Québec, les cartographes travaillant sur les « nouveaux » territoires se sont servi des informations recueillies chez les nations autochtones qui les occupaient déjà. Que ce soit avec les premiers colons de Nouvelle-France au 16e siècle ou encore avec l’exploration de territoires comme l’Abitibi-Témiscamingue au tournant du 20e siècle, les premières cartes de l’arrivée des colons sur un territoire portent souvent des toponymes autochtones. En travaillant à partir de ces cartes (souvent consignées au sein d’institutions gouvernementales québécoises et canadiennes), il est possible de redécouvrir une panoplie de savoirs autochtones reliés au territoire.
Par et pour les Autochtones
Cet article se veut une très brève introduction à l’importance de la toponymie dans la valorisation des cultures et savoirs autochtones. Il est important de mentionner que ce travail doit être réalisé par les personnes et les communautés autochtones pour elles-mêmes. Si elles ne sont pas dirigées par les celles-ci, les démarches risquent de reproduire un comportement colonial. En retour, les personnes allochtones sont invitées à prendre connaissance des toponymes autochtones qui les entourent, de découvrir leur origine et de comprendre leur signification. Cet effort permet une ouverture sur l’importance que revêt la toponymie pour les peuples autochtones dans leurs démarches d’affirmation.