Entrevue avec Ellen Gabriel. Décoloniser les mentalités pour le respect des droits des peuples autochtones

Dossier : Perturbations à prévoir

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Entrevue avec Ellen Gabriel. Décoloniser les mentalités pour le respect des droits des peuples autochtones

Ellen Gabriel, Amélie Nguyen

Ellen Gabriel (aussi nommée Katsitsakwas) a été porte-parole de la communauté kanien’kehá:ka de Kanesatà:ke lors de ce qui est communément appelé la crise d’Oka de 1990, conflit qui perdure toujours [1]. Elle nous fait part de ses réflexions sur les perturbations, appelant les Québécois·es et Canadien·ne·s à cesser de tolérer la colonisation des territoires autochtones.

Propos recueillis par Amélie Nguyen.

À bâbord ! : Vous avez déjà dit que souvent, vous ne choisissiez pas la manière de résister, mais qu’elle vous était imposée. Pourriez-vous expliquer ce que cela signifie pour vous ?

Ellen Gabriel : Personne ne change. La colonisation se poursuit, l’assimilation se poursuit, le fait de diviser pour régner, le scénario de la colonisation, tout cela demeure. Il y a des personnes au sein de la communauté, comme le Conseil de Bande, qui font tout ce que le gouvernement souhaite, et ces personnes en bénéficient personnellement. Les personnes qui se tiennent debout pour le territoire sont donc celles qui demeurent marginalisées et sans voix. Et dans la société canadienne elle-même, il y a une manière complaisante de penser la réconciliation, de réfléchir à ce qu’est la justice ou encore de comprendre la Constitution de 1982. Les gens laissent cette tâche à d’autres. Les Canadien·ne·s, incluant les Québécois·es, sont aussi en grande partie responsables de cette absence de progrès, de la poursuite de la colonisation qui nous force à en arriver à des occupations ou des blocages. Selon la propagande utilisée contre nous, nous serions des criminel·le·s et des fauteurs de trouble. Nous sommes donc perçu·e·s comme des menaces à la sécurité du Canada et à la société en général. Nous sommes traité·e·s comme nos ancêtres l’ont été : comme des problèmes à régler.

L’enjeu n’a donc pas changé. Ce dont nous parlons à Kanehsatà:ke, ce dont personne d’autre ne semble parler, c’est de nos territoires traditionnels. Oka est Kanehsatà:ke, notre communauté traditionnelle. Nous ne nous contentons pas des petites frontières que le gouvernement du Canada a imposées. Nous parlons de notre réel territoire traditionnel, qui inclut une grande partie du Québec et de l’Ontario.

Il y a des raisons pour lesquelles nous voulons défendre notre territoire. Ce n’est pas pour jeter les gens hors de leur maison. Mais les gens doivent comprendre que sans résistance, si les gens bâtissent une maison sur un territoire contesté, il est très difficile ensuite de les faire sortir de chez eux et qu’on ne souhaite pas le faire. Or, le gouvernement permet que cela se poursuive alors que les négociations continuent, ce qui nous fait paraître comme les méchants de l’histoire !

Plusieurs générations ont vécu dans la pauvreté à cause de la colonisation. Si bien que lorsque le gouvernement agite une carotte devant elles et eux en disant « l’extraction de ressources va arriver, alors il vaut mieux en bénéficier ; si vous l’acceptez maintenant, vous obtiendrez des redevances, sinon, vous aurez à vous battre pour les obtenir  », certaines personnes acceptent. Leur mentalité a complètement été assimilée et adaptée au cadre colonial et n’est plus basée sur les enseignements de nos ancêtres, comme de ne pas prendre plus que ce dont on a besoin ou d’utiliser le territoire d’une manière qui permettra aux générations futures d’en bénéficier. Avant, nous pouvions pêcher dans la rivière et nourrir nos familles. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus pêcher. Il s’agit d’une autre manière de nous affamer pour que nous acceptions la colonisation et pour créer le confort de cette colonisation, la commercialisation, une économie qui est non viable.

Les gens qui tentent de défendre le territoire sont toujours ceux qui ont le moins de ressources et de pouvoir sur les décisions qui sont prises entre le Conseil de Bande, les compagnies et le gouvernement. Ils ont les armes, les ressources humaines, l’argent. Ils peuvent acheter les gens. De notre côté, tout comme nos ancêtres, nous tentons d’y arriver à travers la discussion et l’éducation. Nos savoirs sont un pouvoir. Nous avons des allié·e·s qui comprennent nos luttes, mais qui sont parfois aussi marginalisé·e·s dans la société civile. Tout ce que nous pouvons faire est d’utiliser nos esprits dans l’espoir que des gens écouteront notre manière de penser et tenteront de trouver une solution qui donnera d’assez bonnes chances aux enfants et aux générations à venir de lutter contre les changements climatiques et de profiter de la vie, et qu’elles n’aient pas à faire ce que nous faisons.

ÀB ! : Pouvez-vous nous expliquer votre récente mobilisation, la grève de la faim d’Al Harrington, pour la défense des terres de Kanehsatà:ke ?

E. G. : Al Harrington, qui vit ici depuis longtemps, s’est rendu compte que le gouvernement traditionnel, une structure de gouvernement qui existait bien avant l’arrivée des Européens, a été ignoré et qu’on lui a refusé toute voix au chapitre des négociations territoriales ou des discussions à ce sujet. La résistance du gouvernement de Justin Trudeau a d’ailleurs été encore plus ferme à cet égard. Al a décidé qu’il entamerait une grève de la faim en appui à notre travail. Il est venu à la Maison longue et nous avons décidé que nous allions appuyer ses efforts. Ce n’est pas quelque chose que nous ferions en fonction de nos lois traditionnelles. Nous avons donc dit que nous l’appuierions à la condition qu’il cesse sa grève de la faim lorsque nous l’en aviserions. Cette grève de la faim a maintenu l’attention du public sur cet enjeu pour un certain temps, mais le gouvernement demeure résolu à refuser de nous rencontrer et à refuser d’appliquer un moratoire de court terme.

Je travaille sur cet enjeu depuis les 30 dernières années et les gens tendent à l’oublier. Le public ne pense qu’au film d’Alanis Obomsawin, Kanehsatake : 270 ans de résistance (ONF, 1993), qui est biaisé parce qu’il se centre sur un événement en particulier de cet été-là et non sur la communauté. Nous avons eu à lutter intensément pour obtenir justice quant à la protection de notre territoire. Parce que l’enjeu de cette lutte, ce sont le territoire et sa protection, et non le pouvoir. Nous ne souhaitons pas devenir des pourvoyeurs de services comme le Conseil de Bande. Le Conseil de Bande a été créé par le gouvernement du Canada il y a des années pour remplacer l’Agent indien qui contrôlait l’ensemble de nos vies. En 1990, le Conseil de Bande n’a pas appuyé les gens qui participaient au blocage.

ÀB ! : Selon vous, comment les autres groupes peuvent-ils mieux jouer leur rôle d’alliés en solidarité avec les peuples autochtones ?

E. G. : Si on ne comprend pas ce que sont nos droits humains en matière d’éducation, de culture et de sécurité notamment, on les présentera toujours comme des droits certes importants, mais sans tenir compte du fait que fondamentalement ils incluent le droit à l’autodétermination. L’éducation, l’écoute, la compréhension d’une grande part de la population sont cruciales.

Je crois que la seule manière de protéger les défenseur·e·s des territoires est d’être honnête. Ne faites pas de choses stupides ou imprudentes, soyez certains que les personnes avec qui vous travaillez sont sur la même longueur d’onde que vous. À Ottawa, un groupe a fait exploser un guichet de la banque RBC et a dit : « Nous faisons cela pour les peuples autochtones  ». Ils étaient très fâché·e·s lorsque je les ai confronté·e·s en leur disant : « Ne faites pas des choses en notre nom si vous ne nous l’avez pas demandé ». Il est très facile pour les autorités de nous attaquer. Nous sommes les plus vulnérables de toutes les populations ici.

Je crois que la seule manière d’avancer est d’amener les allié·e·s à mettre plus de pression sur le gouvernement. Que nous soyons d’accord ou pas, lorsqu’on en vient à la mise en œuvre d’une solution, la responsabilité revient au gouvernement, aux bureaucrates. Les bureaucrates sont présents peu importe le gouvernement et ce sont ces personnes qui bloquent la reconnaissance de nos droits et l’avancée de nos revendications. Le gouvernement contrôle chaque aspect de notre vie.


[1Elle a été également présidente de Femmes autochtones du Québec et a défendu les droits des Premiers Peuples notamment devant l’ONU. Elle travaille présentement au Cultural and Language Center de Kanesatà:ke. Pour une notice biographique plus complète, voir Faire partie du monde : réflexions écoféministes (Éditions du remue-ménage, 2017).

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