Seul à la barre de l’éducation
Le 7 février dernier, au beau milieu de la nuit, le CAQ imposait le bâillon pour mettre un terme immédiat au mandat des élu.es scolaires. Elle confiait, ce faisant, les rênes du réseau scolaire public aux directions générales des commissions scolaires qui devaient gouverner seules jusqu’à la formation des conseils d’administration, à la mi-juin 2020.
Les actrices et acteurs du réseau de l’éducation se doutaient bien des effets pervers que cette transformation majeure de la gouvernance auraient : hypercentralisation des pouvoirs à Québec ; directions générales sans grande marge de manœuvre et tenues au silence en raison du devoir de loyauté qui leur lie les mains et la langue ; disparition des contre-pouvoirs locaux. Faire des directions générales les porte-parole des nouveaux « centres de services », c’était assurément, pour le ministre, s’acheter des porte-voix dociles à travers tout le Québec : des gens tenus, par la nature même de leur fonction, de répercuter le point de vue officiel, celui du ministre de l’Éducation.
Nous savions tous et toutes que cela se produirait et poserait problème, mais jamais, même dans nos scénarios les plus noirs, nous n’aurions pu imaginer une illustration aussi dramatique que celle que nous vivons actuellement des effets néfastes que cette réforme a pu générer. Depuis les tout débuts de la crise, au moment où les cours ont été suspendus, l’information livrée aux parents ne filtre qu’au compte-gouttes. En réalité, elle leur arrive bien souvent plusieurs jours après les annonces officielles et leur diffusion dans les médias sociaux et traditionnels. Les enseignant.es eux-mêmes et les syndicats qui les représentent n’apprennent souvent qu’en point de presse des informations cruciales liées aux questions éducatives. Quant à la possibilité de poser des questions, de soulever des incongruités, d’essayer de comprendre le sens des orientations qui sont prises ou d’être partie prenante de la recherche de solutions, tous ces gestes citoyens utiles et nécessaires sont actuellement impossibles à poser : les parents, les membres du personnel et les citoyen.nes sont placés devant une machine administrative plus fermée et opaque que jamais, devant un réseau public qui leur appartient en propre, mais sur lequel ils n’ont plus aucune prise.
Une absence qui pèse lourd
Loin de moi l’idée de vouloir embellir le portrait de ce qu’ont été les défuntes commissions scolaires : j’y ai siégé comme commissaire indépendante et j’y ai été en colère plus souvent qu’à mon tour contre une gouvernance qui n’avait ni l’ouverture ni la transparence qu’on lui aurait souhaitées. Mais malgré toutes leurs immenses lacunes, ces anciennes commissions scolaires jouaient un rôle qui fait actuellement cruellement défaut.
Nous le savions : une fois ces contre-pouvoirs abolis (ces « cailloux dans le soulier » du ministre, comme il aimait les appeler), ne resteraient plus que les syndicats et les comités de parents pour s’opposer à la toute-puissance ministérielle. Ces groupes ont effectivement multiplié les sorties publiques, au cours des dernières semaines, pour décrier différents aspects liés à la gestion de la crise sanitaire en milieu scolaire. Les syndicats, on s’y attendait, se sont fait taxer de corporatisme, ont été accusés de vouloir mettre des bâtons dans les roues du retour à l’école, de protéger indûment leurs membres et de n’être pas solidaires des parents-travailleurs et des élèves. Les parents, quant à eux, n’ont pas le niveau d’organisation et de cohésion que peuvent avoir les autres partenaires du réseau scolaire, particulièrement en temps de pandémie : ils sont isolés les uns des autres, disposent de peu d’information, n’ont pas accès à l’appareil administratif et demeurent à la merci de la façon dont les directions veulent bien collaborer avec eux. Leur pouvoir qui, dans l’ancienne structure, reposait sur leur présence au conseil des commissaires et au comité exécutif, sur l’information qu’ils étaient en droit de réclamer et sur leur contact fréquent avec la haute administration – ce pouvoir est maintenant dilué comme jamais. Ils ne sont absolument pas dans un contexte leur permettant de constituer un contre-pouvoir efficace qui pourrait infléchir les orientations prises à Québec.
Le ministre est donc bel et bien seul à la barre : seul à annoncer la fermeture des écoles, leur réouverture, le nombre et le niveau des élèves qui seront de retour à l’école, la nature des suivis pédagogiques qui seront faits, la forme qu’ils prendront, la façon dont ils seront (ou pas) évalués… Les directions d’école, les enseignant.es, les membres du personnel et les parents ont eu, à divers moments, des contacts avec le ministre et ont pu tenter d’orienter le cours des choses, mais ils et elles ont été, plus souvent qu’à leur tour, placé.es devant des faits accomplis, tenu.es de mettre en œuvre des orientations dictées par un seul homme et répercutées à l’identique à travers l’ensemble du réseau.
Sans organisation locale
Jamais l’incapacité à décider et à organiser localement les choses n’aura été aussi dommageable. Ne pas pouvoir décider s’il est plus urgent d’ouvrir, à temps plein ou à temps partiel, des classes d’accueil, des classes de langage, des points de service, des écoles spécialisées, des écoles offrant ou pas du transport scolaire, des enfants du primaire ou des élèves du secondaire, des adultes inscrits en formation professionnelle ou à l’éducation des adultes… ne pas pouvoir décider… ne pas pouvoir être partie prenante de la prise de décision… ne pas pouvoir s’assurer que les choses soient faites de la façon la plus équitable possible pour l’ensemble des familles du territoire… ne pas pouvoir moduler localement des orientations globales… c’est devenu un vrai, un énorme problème.
Personne ne contestera le fait que Québec a un rôle névralgique à jouer en éducation, et un rôle d’autant plus crucial dans un contexte où des vies sont en jeu : oui, des décisions doivent être prises par un gouvernement central et doivent être coordonnées sur l’ensemble du territoire. Mais la conception de ce qu’est un « gouvernement central » peut être très variable : est-ce le gouvernement d’une poignée de personnes ou le gouvernement d’un ensemble de citoyen.nes qui peuvent aussi collaborer à cette prise de décision ? Fermer les écoles devait être décrété par Québec, mais aurait pu être décrété en s’assurant que tous les acteurs et actrices soient bien informés et bien solidaires de cette décision. C’est encore plus vrai dans le cas de la réouverture des écoles qui devra se faire à échelle et à vitesse variables : il aurait été tellement plus porteur de travailler en étroite collaboration avec les réseaux locaux pour fixer ces balises liées à la réouverture plutôt que de les annoncer (et de les modifier) unilatéralement.
La cohésion sociale repose sur la capacité à solidariser les gens autour de projets communs. Je n’ai pas vu beaucoup de parents ni d’enseignant.es « braqués » ou inamovibles dans leurs positions, ces derniers temps. J’ai, au contraire, vu des tas de personnes se poser des questions, s’informer, être religieusement à l’écoute des consignes de la Santé publique, vouloir collaborer au mieux, se montrer solidaires des plus fragiles d’entre nous… C’est sur cette énergie extraordinaire qu’il aurait fallu tabler pour permettre la reprise des apprentissages, en présentiel ou à distance, mais d’abord et avant tout AVEC ceux et celles qui font l’école.
Seul à la barre. Seul à naviguer. Seul à se dépêtrer dans la tempête. On le laissera seul frapper son iceberg, mais on ne coulera pas avec lui : ce film-là, on a déjà joué dedans.