Dossier : Perturbations à prévoir
« Nous n’avons pas à subir ce qu’on nous impose » - Entrevue avec Alyssa Symons-Bélanger
Alyssa Symons-Bélanger [1] est une artiste autodidacte, activiste et facilitatrice, qui a participé à plusieurs actions de perturbation en matière environnementale. Elle a notamment participé au blocage de la ligne 9 de Enbridge pour s’opposer à son inversion et, en 2016, à la perturbation des audiences de l’Office national de l’Énergie (ONE) pour s’opposer au projet d’oléoduc Énergie Est de TransCanada.
Propos recueillis par Amélie Nguyen avec l’aide de Frédérique Godefroid
À bâbord ! : Comment fait-on pour savoir que le moment est venu de passer à des actions de perturbation ?
Alyssa Symons-Bélanger : Les bons moments pour une action en matière environnementale, ce sont principalement les changements politiques, les changements d’infrastructures ainsi que les audiences publiques auxquelles la population est invitée à participer. On peut occuper l’espace des audiences au moyen d’une action directe, de façon moins conventionnelle, surtout quand on voit que ces consultations sont faussées. La perturbation peut alors permettre de prendre le dessus.
Mais chacune des actions auxquelles j’ai participé avait sa raison d’être. Par exemple, la première action qui a consisté à bloquer la raffinerie de Suncor était vraiment une action de désobéissance civile dans laquelle on était attaché·e·s aux portes de la raffinerie pour en bloquer l’accès. Depuis plusieurs années, des groupes de citoyen·ne·s se mobilisaient contre la ligne 9 d’Enbridge sans se faire entendre. On avait l’impression d’avoir fait beaucoup de mobilisation, de manifestations, de travail auprès des élu·e·s municipaux, provinciaux et locaux, et on voyait qu’à ce moment, le message gagnait du terrain dans les médias. Tout à coup, la population regardait autrement Enbridge, elle prenait conscience de la situation des sables bitumineux et du pétrole au Québec et on savait que la ligne 9 allait être inversée deux semaines plus tard. Le moment était venu de dire « Non, ça ne passera pas ». Avoir fait l’action alors que c’était le sujet chaud du moment a engendré une grande attention médiatique et le projet a ainsi été reporté d’un an. On luttait contre un oléoduc en particulier, mais notre lutte a permis de faire comprendre que tous les oléoducs étaient un problème.
ÀB ! : Selon ton expérience, quels sont les facteurs de succès de ce type d’actions ?
A. S.-B : La décision de faire des actions directes fait partie d’une échelle stratégique. Il y a donc beaucoup d’actions qui précèdent l’action perturbatrice. Il faut être capable d’observer sa lutte et de savoir quels sont les bons moments, ceux où l’action va avoir les plus fortes répercussions. Dans notre cas, il y a eu tout un travail de mobilisation, qui a permis que, lors des actions directes, nous ayons l’appui d’une grande partie de la population, même si l’action était radicale ou qu’elle pouvait être moins bien vue. Par exemple, le fait de faire une action directe visant les oléoducs, alors qu’on avait rencontré des milliers de personnes au Québec qui s’opposaient aux énergies fossiles dans le cadre de la marche des Peuples, justifiait la décision de faire cette action directe. Notre blocage des audiences publiques de l’ONE a ensuite eu un impact, déviant complètement la trajectoire prévue par TransCanada.
Je crois qu’un autre élément primordial, celui qui change tout, c’est d’avoir une bonne équipe, une équipe en qui avoir confiance et qui a une façon respectueuse de communiquer, de sorte qu’au moment de l’action, les personnes savent qu’elles peuvent compter sur les autres et que personne ne sera laissé·e tout·e seul·e, ou avec les possibles traumas ou les répercussions, sans soutien. Cela réduit les chances qu’il y ait des infiltré·e·s dans le groupe. Dans les deux semaines d’organisation précédant l’action, il peut y avoir une espèce de paranoïa quant à sa réussite. Le succès de l’action est menacé en particulier lorsqu’on échoue à bien contrôler l’information dans le groupe et qu’elle ne demeure pas confidentielle. Dans le passé, cette faille a déjà permis aux autorités d’empêcher le déploiement de l’action. Il faut donc construire un esprit d’équipe fort. Au niveau personnel, il y a quelque chose de vraiment fort à montrer qu’on ne se laisse pas faire. Quand on vit un enjeu dans tout son être, comme cette écoanxiété qui provoque vraiment un « care » fort pour la planète et pour les personnes qui vivront les impacts des changements climatiques, quand ce genre de choses fait vraiment partie de ses réflexions et de son quotidien, le fait de faire une action concrète équivaut à dire : « Non, je ne serai pas soumise au système, je ne serai pas soumise à toujours me plier, à toujours devoir subir ce qu’on nous impose. »
Un autre facteur de succès est l’après. Collectivement, dans le passé, on entrait souvent immédiatement dans la critique de l’action après l’avoir faite. C’est vraiment difficile parce que ça prend beaucoup d’énergie, beaucoup de volonté, beaucoup de force intérieure pour se lancer là-dedans. Plutôt que de tout de suite critiquer, il faudrait accepter que la diversité des actions possibles et des approches puisse être une force. Suite à l’action, les personnes impliquées peuvent vivre une montée d’adrénaline et après, un effondrement, un crash. C’est très important d’avoir un groupe pour nous appuyer, nous soutenir, à qui parler pour ne pas se sentir seul·e ensuite, incluant lors du procès.
ÀB ! : Peux-tu nous expliquer ta démarche théâtrale à la suite de ta participation à des actions de perturbation ?
A. S.-B : Mes actions ont commencé par une action théâtrale et ont fini par une action théâtrale. La première a été le Cabaret olé oléoduc, un théâtre forum sur la question des oléoducs qui avait été présenté dans toutes les communautés qui auraient subi l’impact de la ligne 9. Après quoi, je me suis vraiment placée au cœur de cette problématique et c’est devenu mon univers au complet. Quand je me levais le matin, je pensais à ça, et quand je me couchais le soir, je pensais à ça. Je pensais juste à ça. Ça a créé de l’écoanxiété. Je ne pensais pas le vivre, puisque pour moi, les gens qui faisaient des burnout étaient des gens qui travaillaient de neuf à cinq dans une job plate ! J’aimais beaucoup ce que je faisais, alors je ne croyais pas que j’allais me rendre jusqu’à un épuisement militant. Comme j’étais en déni, pendant au moins six mois, j’étais épuisée, mais je repoussais sans cesse le fait d’en prendre conscience et d’agir. Quand j’ai finalement cédé et que j’ai arrêté de m’impliquer dans toutes ces causes, j’avais besoin de continuer à agir. Je suis donc revenue à mon premier amour : le théâtre. J’avais besoin de vivre une catharsis par rapport à ce qui m’habitait et chaque fois que je n’allais pas bien, je me disais qu’au moins, c’était du matériel pour ma pièce ! Cela m’a amenée à créer Douce orageuse et à imaginer une pièce de théâtre sur l’écoanxiété.
ÀB ! : Selon toi, y a-t-il un rôle particulier que les femmes peuvent jouer dans ce genre de perturbation ?
A. S.-B : Il y a un lien, je crois, entre l’écocide et le féminicide, entre la façon dont on traite les femmes et celle dont on traite la Terre mère et la façon dont le capitalisme bénéficie autant de l’exploitation des femmes que de celle des ressources naturelles. Il est intéressant d’utiliser notre identité en tant que femme pour dire : « je suis une femme et le fait de détruire l’environnement me détruit moi aussi ». Les gens ne voient pas le lien fort entre les deux et que si on se sensibilise sur la question de l’environnement, il faut aussi se sensibiliser sur la question du féminisme, du racisme ou de l’homophobie. Tous nos rapports à la peur et à l’autre sont intrinsèquement liés, et on ne peut pas dire « je ne me préoccupe que de l’environnement, je me fous des autres causes. » Pour moi, la question est de savoir comment je peux être une alliée, pas seulement pour mes propres luttes, mais aussi pour les luttes qui ne sont pas les miennes et que j’ai envie de soutenir, en particulier celles des Premières Nations.