Mémoires, décès et pandémie. Réflexions sur la journée de commémoration du 11 mars

Dossier (en ligne) : Covid 19 (…)

Covid-19 au Québec

Mémoires, décès et pandémie. Réflexions sur la journée de commémoration du 11 mars

Julien Simard

« Bientôt, ça fera un an que nous luttons, tous ensemble, contre la COVID-19. C’est pourquoi j’ai demandé que l’on tienne une journée de commémoration le 11 mars prochain. Nous prendrons le temps de penser à nos proches disparus, mais aussi à tous ceux et celles qui ont souffert en raison de la pandémie. »

François Legault, Premier ministre du Québec, point de presse du 28 janvier 2020

Le 11 mars deviendra donc une journée officielle, consacrée par l’État, pour commémorer les personnes ayant succombé et/ou souffert des suites de la COVID-19 au Québec. Que l’on suive cette prescription temporelle ou non, il faut reconnaître qu’un tel moment de deuil collectif est indispensable, pour que nous puissions nous relever des traumatismes divers qui s’accumulent dans notre société depuis l’an dernier, sans parler de ceux qui existaient bien avant l’arrivée du virus. Des initiatives communautaires de deuil collectif ont déjà vu le jour à Montréal : pensons aux Foulards de la mémoire, dans St-Henri, et au Guide pour les personnes endeuillées en période de pandémie, réalisé et publié sous l’égide de la Fondation Monbourquette. Pensons aux proches-aidant.e.s de ces personnes vieillissantes, qui ont dû se démener pour les supporter. Aux soignant.e.s de tous les corps de métier, autant en CHSLD, en RPA, en RI, à l’hôpital qu’à domicile, qui ont fait tout en leur possible pour accompagner dans la mort ces inconnu.e.s, souvent en détresse respiratoire, sans nécessairement disposer de l’arsenal biochimique des soins palliatifs. Ces personnes généreuses et profondément solidaires qui ont réussi à faire transpirer leur humanité à travers leur matériel de protection, malgré leur épuisement profond et leur propre fatigue de compassion. Aux proches plus éloigné.e.s qui n’ont pas pu faire leurs derniers adieux. Aux personnes qui sont tombées à travers les mailles du délestage. Ces fins de vies en suspens, il faudra, comme toutes les sociétés humaines, les résoudre par des rites funéraires, en faisant une place de choix à celles et ceux qui sont parti.e.s, dans notre mémoire vivante. Même qu’une seule journée, en plein hiver, c’est bien peu pour pleurer la disparition de milliers de personnes. Dans le capitalisme, le travail vient toujours entraver les temporalités lentes, les silences, introspections et les pauses requises par la construction commune de rituels. Le 12 mars, il faudra de nouveau louer notre énergie à un employeur.


La tolérance de la CAQ face à la surmortalité


Près de 10 000 mort.e.s à ce jour. Rappelons que 97,9 % des personnes décédées de la COVID-19 au Québec étaient âgées de plus de 60 ans [1]. En avril 2020, j’ai moi-même qualifié cette situation de gérontocide dans un texte publié ici même [2]. J’utilise le terme « gérontocide » en me basant sur un souci propre aux sciences sociales critiques de ne pas se satisfaire d’explications naturalistes pour expliquer ou justifier des phénomènes sociaux tragiques et répétés. Comme le rappelait Dahlia Namian sur ce même site, Engels a inventé le terme de « meurtre social » en constatant les piètres conditions de vie à Manchester, au 19e siècle. Dans son texte, Namian écrivait que le meurtre social se déploie « lorsqu’une société laisse consciemment subsister, d’année en année, la misère par milliers, tandis qu’elle fait prospérer, tout autant consciemment, la vie de ceux qui l’exploitent et l’annihilent simultanément ». Dans le cas de la présente pandémie, la fenêtre temporelle est plus restreinte, mais l’enjeu reste le même. Au 19e siècle en Occident, la gestion des eaux usées et l’eau potable constituaient le nerf de la guerre. En 2020-2021, c’est plutôt le manque de masques de procédure N95, de traçage et de ventilation adéquate dans les bâtiments qui deviennent critiques. Justement, quand Legault parlait d’un « contrat moral » à la fin de l’automne 2020, plusieurs ont pensé que le gouvernement ferait tout en son pouvoir pour régler les causes profondes de cette surmortalité au Québec, en échange d’un effort supplémentaire de la population pour qu’elle réduise ses contacts au strict minimum.

Sauf qu’après 10 mois de pandémie, force est de constater que la CAQ n’a pas démontré une volonté marquée d’améliorer les conditions matérielles d’existence des populations les plus vulnérables du Québec, ni les configurations sanitaires de plusieurs institutions et milieux. À travers toute cette inaction, François Legault et son entourage se sont-ils fixé, ensemble, un seuil de mort acceptables, que nous n’aurions malheureusement pas encore dépassé ? Hypothèse difficile à vérifier. Mais comment expliquer autrement leur extrême lenteur à agir et à mettre en place des mesures simples, relativement peu coûteuses et efficaces pour diminuer la transmission dans les principaux foyers d’éclosions (milieux de travail, milieux de vie et de soins et écoles) ? Pensons aux multiples entraves organisées contre l’installation de purificateurs d’air dans les salles de classe, aux normes laxistes de la CNESST, à la sous-utilisation des test rapides, aux tergiversations sur les masques et plus généralement, au déni sur la question des aérosols. Nous savons pourtant que chaque couche de protection, déployée à temps, permet de diminuer la transmission et, ultimement, les décès des personnes vieillissantes. Si ces dernières représentaient un réel enjeu, Legault et ses laquais auraient agi à la hauteur du problème [3]. Bref, des erreurs répétées, des mensonges, un manque généralisé de rigueur et de suivi de la science, des protocoles erronés, d’autres mensonges, une absence généralisée de ressources, une incapacité à prévoir, des cachoteries, une méconnaissance des chiffres et un système de santé sur le bord de l’effondrement ont formé le terreau fertile de cette surmortalité exceptionnelle ayant débuté l’an dernier. Pendant que les vieux Lombards mourraient par centaines, Arruda chillait au Maroc, insouciant. Puis l’été a été complètement gaspillé. À chaque jour qui passe depuis le 11 mars 2020, l’absence de transparence trahit une déconnexion profonde avec la population, qu’on gère de manière infantilisante et qu’on rabroue.

Comme Legault l’a démontré récemment, la mort des plus vulnérables de notre société ne semble pas l’affecter outre-mesure. Même après le décès tragique de Raphaël André dans une toilette chimique à Montréal dans la nuit du 16 janvier dernier, Legault est resté intraitable : ne seront pas exemptées les personnes en situation d’itinérance de son couvre-feu. Heureusement que la Cour supérieure du Québec, saisie par la Clinique juridique itinérante (CJI), a prononcé depuis un jugement invalidant l’application de l’article 29 du décret à ces mêmes personnes. Ce mépris éhonté pour les décès inutiles et évitables, pour les oppressions et discriminations systémiques, même pour les réalités et contraintes urbaines, trahit l’attitude revancharde du parvenu, bardé de privilèges, qui ne se gêne pourtant jamais pour appeler à l’unité nationale.


Lutter et pleurer « ensemble » ?


Cette annonce d’une journée de commémoration le 11 mars a donc un goût métallique, d’autant plus qu’elle été lancée à la va-vite, dans un point de presse chargé où le premier ministre a par ailleurs réitéré certains de ses engagements électoraux. Quel tact. On sent ici la forte odeur du réflexe électoral et le sombre désir du pouvoir. On repassera pour la sensibilité, l’empathie et la conscience de la souffrance généralisée vécue par les personnes sur le terrain au Québec. De toute façon, Legault préfère chausser son snowboard dans sa grande cour plutôt que de se montrer affecté intérieurement par l’hécatombe. On le laisse se divertir avec Bock-Coté. Du coup, on voudrait nous inviter à participer, avec eux, dans ce grand processus de deuil sous le signe du « Je me souviens » caquiste ? Le danger d’une tentative de récupération de la mémoire des disparu.e.s de la COVID par le gouvernement est réel : ils tenteront, de toutes les manières possibles, de se laver les mains de ces décès, comme Ponce Pilate devant Jésus, en invoquant les ravages imprévisibles du virus pour cacher leur inaction systémique, répétée dans le temps. Vous reconnaîtrez évidemment les dynamiques propres à la pandémie de VIH-SIDA. Justement, ce qu’Act Up ! et d’autres groupes nous ont appris, c’est que donner repos aux âmes errantes, dans le contexte particulier d’une pandémie s’effectue en deux temps : d’abord, panser nos plaies de survivant.e.s, puis promettre aux trépassé.e.s que nous ferons tout en notre pouvoir pour que leurs morts n’aient pas été vaines. Que, dans la prochaine crise sanitaire qui nous frappera probablement plus tôt qu’on ne le croit, tout sera en place pour éviter les décès inutiles, qui auraient pu être prévenus. Que nous prendrons réellement soin des personnes vieillissantes en les plaçant au centre de tout. Cette promesse des générations descendantes à leurs ascendant.e.s scelle pourtant les rapports d’âge depuis des dizaines de milliers d’années. Installer des filtres à air HEPA dans les écoles maintenant, c’est aussi protéger la population dans cinq ans.

Peut-être que Legault, Arruda, Dubé et leurs quelques conseillers seront hantés par ces fantômes pandémiques. Peut-être que des poltergeist viendront troubler leurs soupers d’huîtres et jouer Carmant Police sur leurs pianos à queue. Pour n’avoir pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour diminuer, au minimum, les dommages collatéraux du SARS-COV-2 dans la population. Pour avoir priorisé l’austérité budgétaire sur les vies humaines, sur les personnes vieillissantes. Jacinda Arden pourra, elle, dormir satisfaite. Doug Ford aussi, contre toute attente : on voit au moins, dans ses yeux, une certaine empathie. Au-delà de ces quelques exceptions, ne soyons pas dupes : dans les prochaines décennies, d’autres politiciens se croyant les maîtres de Gotham nous offriront exactement les mêmes galipettes discursives quand les eaux grugeront New York, Miami, Lagos, Shanghaï ou New Orleans. En mettant les mort.e.s sur le dos de la « nature », en externalisant, dans le discours et la pratique, les causes profondes de ces phénomènes. Leur surprise sera peut-être feinte, peut-être planifiée. Dans tous les cas, elle sera anachronique et mensongère, destinée à dévier l’attention du public. Ils voudront, comme maintenant, se fondre dans notre souffrance collective pour éviter d’être jugés. Au lieu du 11 mars, pourquoi ne pas choisir le 30 janvier, jour où Arruda a déploré une « épidémie de peur » face au coronavirus et a jugé les masques dangereux ? De toute manière, se réunir, c’est bien plus simple au printemps, ces deux dates ne font aucun sens dans la pratique.

Nous devrons enterrer, en même temps que nos proches, tout espoir que ces médiocrates puissent un jour nous éviter de souffrir devant le maëlstrom de défis qui entreront en résonance dans les prochaines années. De l’autre côté de ce passage difficile nous attendent la planification, la solidarité, la bienveillance et peut-être l’autogestion des soins de santé, notamment. Le modèle de base du premier CLSC de Pointe-St-Charles reste tout à fait pertinent au XXIe siècle. Il faudra peut-être aller jusqu’à prendre en main la santé communautaire en-dehors des structures du MSSS, gangréné jusqu’à la moelle par le néolibéralisme. Au printemps, ces rites communautaires de mémoire, à petite échelle, seront indispensables pour permettre aux âmes errantes de la pandémie de rejoindre un espace paisible, dans nos souvenirs. Promettons-leur que nous ne lâcherons pas le travail monumental déjà entamé pour repenser nos infrastructures, nos rapports aux risques sanitaires, au soin et à la solidarité, car les institutions étatiques mandatées pour le faire ont été ligotées. À moins que la voie des urnes nous réserve des surprises, ce dont on peut fortement douter : le temps manque.


[1En date du 29 janvier 2021. Source : https://www.inspq.qc.ca/covid-19/donnees/age-sexe

[2Quant à lui, le gériatre Réjean Hébert a utilisé l’expression « d’âgicide » et d’ « hécatombe » à plusieurs reprises, dans de nombreuses tribunes.

[3Ironiquement, en termes purement économiques, leurs badinages coûtent plus cher qu’une gestion serrée du risque sanitaire. La situation est en tous points similaire au Royaume-Uni.

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