Politique canadienne et guerre du pétrole

No 083 - mars 2020

Actualité

Politique canadienne et guerre du pétrole

Claude Vaillancourt

Les dernières élections fédérales ont montré une fois de plus à quel point le Canada est divisé. Cette division s’est manifestée plus particulièrement sur un sujet vital : celui de l’environnement. Alors que la côte du Pacifique, une grande partie de l’Ontario, le Québec et les Maritimes semblent prêts à faire des efforts importants pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, le centre du pays tient mordicus à son modèle économique axé sur le pétrole.

Rarement a-t-on autant entendu parler d’environnement que pendant la dernière campagne électorale fédérale. Au Québec, la grande manifestation de plus de 500 000 personnes le 27 septembre a marqué les esprits : les changements climatiques sont désormais incontournables et forcent les partis à s’engager. Tous ont présenté leurs projets pour protéger l’environnement, y compris le Parti conservateur, avec son document Un vrai plan pour protéger l’environnement (un titre un peu ironique si l’on tient compte de la faiblesse de ce projet dans son ensemble).

L’éléphant dans la pièce demeure le pétrole des sables bitumineux. Il est bien connu maintenant que le GIEC recommande de laisser 80 % des hydrocarbures dans le sol. Pour y parvenir, il faut passer le plus rapidement possible aux énergies renouvelables, ce qui constitue, on le sait, un très important changement de paradigme économique. Mais le pétrole de l’Alberta et de la Saskatchewan est une véritable mine d’or. Peut-on laisser une pareille fortune sous terre, se disent ceux qui vivent au-dessus ?

Deux autres Canada

On a découvert lors des dernières élections qu’il y a deux fois deux Canada qui s’affrontent : le Québec contre le ROC, et les régions exploitrices de pétrole contre les autres. Les régions sans pétrole ont divisé leur votre entre les cinq grands partis, alors que les autres ont massivement appuyé le parti en faveur d’une exploitation sans limites de la ressource. Le Parti libéral proposait une solution de compromis : l’exportation massive du pétrole des sables bitumineux, grâce à un nouvel oléoduc, compensée par un programme environnemental axé sur une taxe sur le carbone, la plantation de milliards d’arbres et des objectifs relativement précis pour atteindre zéro émission nette d’ici 2050.

Certes, le choix du gouvernement libéral en a laissé plusieurs sceptiques. D’autant plus que les libéraux ont utilisé l’écologiste Steven Guilbeault comme appât, pour le neutraliser par la suite, en lui donnant un ministère (Patrimoine canadien) qui n’a rien à voir avec ses compétences. Mais entre le projet mitigé des libéraux et l’inféodation des conservateurs aux géants du pétrole, il semblait que soutenir les premiers, pour certaines personnes, était un moindre mal.

Le vote massif du centre du Canada en faveur des conservateurs reste un problème majeur pour les environnementalistes. La tentation pourrait être grande pour les Québécois·es de se replier à l’intérieur de nos frontières et de se glorifier de laisser une empreinte écologique relativement faible grâce aux immenses ressources hydro-électriques dont nous avons la chance de profiter. Mais il est en même temps difficile de rester indifférent devant l’ampleur de la catastrophe écologique provoquée par l’exploitation du pétrole des sables bitumineux.

Il n’est pas évident d’agir devant cette situation et toute ingérence pourrait être vue comme une provocation. Il faut se rappeler la réaction d’offuscation généralisée dans l’Ouest lorsque François Legault a qualifié, à juste titre, d’« énergie sale » le pétrole de l’Alberta. Le projet de « péréquation verte » du Bloc québécois passe lui aussi très mal. L’idée d’imposer une taxe sur le carbone dans les provinces où les émissions de GES par habitant sont les plus élevées peut être excellente en principe. Mais le jupon dépasse : cette mesure semble beaucoup trop conçue pour avantager le Québec aux dépens de l’Alberta et la Saskatchewan.

Le pétro-nationalisme

L’exploitation du pétrole dans l’Ouest s’est accentuée au moment où l’idéologie néolibérale s’imposait avec force. Ce modèle a favorisé l’exploitation de cette ressource très rentable sans grande diversification de l’économie, sans mécanisme d’investissement collectif des profits. Alors que l’Alberta, par exemple, exempte ses citoyen·ne·s de taxes à la consommation, la Norvège, qui a profité elle aussi d’une gigantesque manne pétrolière, a mis en place un fonds souverain, aujourd’hui le plus gros au monde, qui permet de puiser dans ses revenus extraordinaires pour financer la transition écologique. De plus, ce fonds a cessé d’investir dans les compagnies pétrolières tout en restant très rentable, devenant ainsi un excellent exemple à suivre.

Remettre en cause le modèle d’exploitation choisi par les provinces du centre nécessite de faire un long chemin. Celui-ci ne sera pas accompli par les conservateurs qui ont maintenant un véritable monopole politique dans la région. Le système a plutôt tendance à se renforcer comme dans un cercle vicieux. Le chercheur Shane Gunster a identifié un « populisme extractiviste » qui s’appuie sur une argumentation selon laquelle l’extractivisme profiterait à toute la population canadienne sans exception [1]. Cet extractivisme bénéfique serait constamment attaqué par une constellation d’opposants peu nombreux, mais hyperactifs et radicaux, en grande partie financés par des fonds étrangers (mais le fait que les grandes pétrolières présentes dans l’Ouest soient principalement étrangères ne semble pas poser de problèmes à ceux qui répandent cette théorie). Il résulte de tout cela un « pétro-nationalisme » qui associe de façon douteuse l’intérêt de la nation à ceux des compagnies pétrolières.

De plus, le lobby du pétrole est particulièrement actif pour défendre ses intérêts. Selon une étude du Centre canadien des politiques alternatives, les représentants de cette industrie auraient tenu pas moins de 11 452 rencontres avec des élu·e·s ou des fonctionnaires, de 2011 à 2018, ce qui équivaut à six rencontres par jour ouvrable [2]. Et il ne s’agit là que du gouvernement fédéral. Cette sollicitation s’est maintenue avec les conservateurs et les libéraux, visant davantage les élu·e·s pour les premiers et les fonctionnaires pour les seconds.

Derrière tout cela, on observe que des intérêts financiers considérables mettent tout leur poids pour empêcher la mise en place d’une transition écologique et qu’ils obtiennent des résultats tangibles dans les choix électoraux. Leur tour de force est d’avoir relié les avantages matériels apparents des individus dans ce système à ceux de la grande industrie extractiviste. Et cela aux dépens d’une très grande détérioration de l’environnement qui a des conséquences bien au-delà du territoire de ces provinces.

Le grand enjeu des pipelines

Le talon d’Achille de ce système est l’impossibilité de hausser de façon significative la production de pétrole sans avoir de nouveaux oléoducs menant la ressource vers un port avec un accès sur l’océan, de manière à pouvoir l’exporter partout dans le monde. Deux projets ont été déboutés, même si la menace d’une relance est toujours plane : le projet Keystone XL, qui visait l’exportation du pétrole vers le golfe du Mexique, le projet Énergie Est, vers l’océan Atlantique. Il ne reste plus que Trans Mountain, qui transporterait le pétrole vers l’océan Pacifique. Mais l’opposition demeure forte en Colombie-Britannique, alors que le gouvernement provincial désapprouve le projet. Aux élections fédérales, les circonscriptions qui donnent sur le Pacifique ont voté majoritairement pour le NPD et les Verts, deux partis opposés à l’oléoduc. Le mouvement militant environnementaliste et autochtone reste très actif sur la question et conserve toujours l’espoir de bloquer le projet.

La question des changements climatiques devrait permettre de trancher entre les intérêts discordants des provinces à vouloir se développer le mieux possible et offrir de bons emplois à leur population. D’autant plus que les provinces du centre du Canada ne seraient pas nécessairement perdantes à abandonner le pétrole. Elles auraient une bonne occasion de diversifier leur économie et d’être moins sensibles à la variabilité du prix des ressources naturelles. Bénéficiant de grands espaces, elles ont un excellent potentiel de développement d’énergies renouvelables (hydro-électrique, éolienne, solaire).

La guerre contre les oléoducs, si elle est gagnée, permettrait de toucher droit au cœur un système basé sur la puissance des multinationales, sur une propagande richement financée et sur un conservatisme politique aux multiples ramifications. Inutile d’ajouter que cette victoire est aussi indispensable pour diminuer l’impact des changements climatiques.


[1Shane Gunster, « Extractive Populism and the Future of Canada », Monitor, Centre canadien des politiques alternatives, vol. 26, no 2, juillet-août 2019.

[2Nicolas Graham, William K. Carroll, David Chen, « Big Oil’s Political Reach – Mapping Fossil Fuel Lobbying from Harper to Trudeau », Centre canadien des politiques alternatives, novembre 2019.

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