Comment remettre à plus tard l’urgence climatique

Dossier : Lobbyisme. Le pouvoir (…)

Pétrolières et gazières

Comment remettre à plus tard l’urgence climatique

Dossier : Lobbyisme, le pouvoir obscur

Claude Vaillancourt

Les entreprises pétrolières et gazières demeurent parmi les plus grandes responsables de la lenteur inacceptable avec laquelle se mettent en place des mesures pour combattre le réchauffement climatique. Elles investissent à cette fin de très grandes ressources en lobbying. Ainsi est-il essentiel de comprendre leur stratégie.

L’assiduité des entreprises gazières et pétrolières auprès des gouvernements n’est plus à démontrer. Leur présence aux COP sur le climat a été dénoncée à plusieurs reprises : on comptait environ 500 de leurs lobbyistes à la COP26 à Glasgow en 2021, la plus importante délégation toutes catégories confondues, et 636 à la COP27 à Charm el-Cheikh, une hausse de 25 %. Avec une prochaine COP aux Émirats arabes unis présidée par le PDG d’une compagnie pétrolière, rien ne va pour le mieux.

Une étude du Centre canadien des politiques alternatives (CCPA) a calculé la fréquence des rencontres entre les lobbyistes des compagnies pétrolières et gazières avec le gouvernement canadien en compulsant le registre des lobbyistes. Résultats : du 4 janvier 2011 au 30 janvier 2018, on recense pas moins de 11 452 contacts, une moyenne de six par jour ouvrable [1]. Si le registre des lobbyistes ne nous permet pas d’avoir accès au contenu de ces rencontres, une observation de la situation actuelle permet d’en voir les conséquences : subventions gigantesques à ces compagnies, soutien ferme au développement d’oléoducs, absence de politiques efficaces pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES). Tout indique que les provinces subissent une charge équivalente de la part des lobbyistes, ce qui montre à quel point nos gouvernements sont l’objet d’une pression constante pour répondre favorablement à des intérêts économiques colossaux.

Intervenir à tous les niveaux

Ces liens directs avec les élu·es et les fonctionnaires ne sont pas suffisants pour assurer un bel avenir aux compagnies pétrolières et gazières. Influencer l’opinion publique est au cœur de leur stratégie, nécessitant de leur part une bonne capacité d’adaptation. Le réchauffement climatique – dont elles reconnaissaient maintenant l’existence –, et la réduction de la consommation d’énergie fossile qui devrait en découler sont considérés à juste titre comme des menaces directes à leurs profits. 

Leur première réaction a été de financer massivement le climatoscepticisme. ExxonMobil et les frères Koch, plus particulièrement, ont donné généreusement à des think tanks (des laboratoires d’idées), des scientifiques et des médias pour diffuser à grande échelle un doute sans fondement scientifique quant à la réalité du réchauffement climatique et la responsabilité de l’être humain devant ce phénomène [2]

Il est important pour ces firmes de s’en prendre aussi à la crédibilité des mouvements environnementaux, considérés comme de dangereux adversaires. Le fait de les présenter eux aussi comme « lobbyistes » est une arme efficace : selon les lobbyistes des entreprises, chaque parti défend ses idées et ses intérêts, de valeur équivalente, le public pouvant juger après avoir entendu la plaidoirie de l’un et de l’autre. Avec les moyens qui sont les leurs, les lobbyistes peuvent entreprendre des campagnes de dénigrement de leurs adversaires. En 2014, une fuite d’un document d’une centaine de pages a permis de mieux comprendre tout ce que la firme TransCanada devait accomplir pour faire accepter un projet d’oléoduc largement désapprouvé par une bonne partie de la population. Il s’agissait ni plus ni moins de déterminer le profil de leurs opposants afin de cerner leurs faiblesses, de colliger des informations financières et judiciaires pouvant leur nuire, de contrer leur influence en sollicitant l’appui de personnalités appréciées favorables à leur projet, de payer des scientifiques pour en fournir une défense crédible. 

Nouvelle image, nouvelles stratégies

Mais devant les rapports du GIEC qui s’accumulent, avec des preuves toujours plus fortes et plus élaborées du réchauffement climatique, nier cette troublante réalité n’est tout simplement plus envisageable. Et s’en prendre à des adversaires appréciés devient plus périlleux. 

Les lobbyistes de ces entreprises ont donc accompli un virage important. Il ne s’agit plus à leurs yeux de se montrer des adversaires de la transition énergétique, mais d’en devenir partie prenante. Depuis quelques années, nous pouvons bel et bien compter sur les grandes entreprises extractivistes pour combattre les changements climatiques, nous répète-t-on. 

Leur plan consiste, entre autres, à défendre le gaz naturel comme énergie de transition. J’ai eu l’occasion, à la COP21 à Paris, d’entendre l’actuel ministre de l’Environnement au Canada Steven Guilbeault et l’ancien premier ministre Philippe Couillard faire l’éloge de cette source d’énergie lors d’une soirée organisée par le gouvernement du Québec, celui de l’Ontario… et GazMetro (devenu Énergir aujourd’hui). Si le gaz naturel produit en effet moins de GES que le pétrole et le charbon, il en émet pourtant d’importantes quantités qui contribuent nettement au réchauffement climatique. On cherche ainsi à nous vendre un nouveau mirage.

Les entreprises pétrolières et gazières nous promettent aussi un avenir assuré par des découvertes scientifiques : les miracles technologiques leur permettraient de continuer à extraire le pétrole sans trop de dangers pour la planète. Mais l’efficacité de la séquestration de dioxyde de carbone, leur principal atout, demeure hautement hypothétique : l’idée de concentrer le carbone, de le transporter, puis de l’enfouir quelque part sous terre demande des prouesses techniques que nous sommes loin d’être en mesure de réaliser un jour. De plus, cette technologie pourrait causer des fuites très dommageables. De là à ce que tout cela se mette en place – si cela arrive –, d’énormes quantités de GES auront été lancées dans l’atmosphère. 

Enfin, les pétrolières et les gazières cherchent à se donner une bonne image en se lançant dans des projets « zéro émission nette » bien en évidence sur leurs sites Web : toutes prétendent arriver à la carboneutralité en 2050. Elles le feront en compensant leurs émissions par des projets très variés, souvent axés sur les énergies renouvelables… et sur le stockage du carbone. L’écoblanchiment demeure en fait au centre des stratégies de relation publique des gazières et pétrolières pendant que derrière des portes fermées, leurs lobbyistes rencontrent des élu·es et des fonctionnaires pour s’assurer que de nouvelles politiques environnementales ne viendront pas gruger leurs profits.

Le poids de l’argent

À constater la lenteur et l’inefficacité avec laquelle la transition énergétique se met en place, avec les terribles conséquences qui s’ensuivent déjà, il semble clair que la stratégie des compagnies extractivistes porte fruit. Ces entreprises puisent dans des fonds considérables pour faire valoir leurs idées, jouent avec une proximité développée depuis longtemps avec des élu·es et des fonctionnaires et se renforcent en soutenant des organisations conçues pour propager leurs idées. 

Une nébuleuse de think tanks s’active ainsi dans l’ombre, au service de l’idéologie libertarienne, couvrant ainsi de larges champs, avec comme dénominateur commun un soutien sans réserve au libre marché, ce qui implique un appui à l’exploitation sans contraintes des ressources naturelles. Les frères Koch aux États-Unis ont été les champions de ce financement, et si celui-ci semble moins évident depuis le décès de David H. Koch en 2019, plusieurs des think tanks qui ont profité de cette manne continuent à prospérer. 

C’est le cas par exemple du réseau Atlas, l’un des plus actifs, et qui a la particularité de chapeauter et d’offrir ses services et son expertise à près de 500 think tanks dans différents pays, dont le CATO Institute, le Manhattan Institute, et au Canada, le très propétrole Canada Strong and Free (fondé par Preston Manning), la Fédération canadienne des contribuables (une organisation de similitantisme combattant les taxes et les impôts), et le MacDonald Laurier Institute, qui fait pression sur le gouvernement canadien afin « qu’il limite la capacité des communautés autochtones à s’opposer au développement énergétique sur leurs propres terres [3] ».

On pourrait croire qu’il s’agit là d’apporter des éléments nécessaires au débat démocratique. Mais la quantité disproportionnée d’argent dont profitent ces organisations, leur fonctionnement occulte et leurs liens privilégiés avec les gens au pouvoir nous éloignent clairement de cet objectif. D’autant plus que les enjeux reliés au réchauffement climatique, concernant ni plus ni moins que la survie sur notre planète, ne sont pas particulièrement propices à laisser libre cours à la désinformation et à orienter les décisions politiques en fonction des intérêts économiques à court terme d’une minorité.


[1Nicolas Graham, William K. Carroll et David Chen, Big Oil’s Political Reach. Mapping Fossil Fuel Lobbying From Harper To Trudeau, Canadian Center for Policy Alternatives, novembre 2019

[2J’ai écrit à ce sujet : « Le climatoscepticisme sous l’aile de la droite radicale », Nouveaux cahiers du socialisme, numéro 23, hiver 2020.

[3Selon un article publié par Floodlight, The Narwhal et The Guardian, « How a conservative US network undermined Indigenous energy rights in Canada » le 18 juillet 2022.

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