Mini-dossier : La musique engagée

Mini-dossier : La musique engagée

Quand chanter est politique

Entrevue avec Mike Paul Kuekuatsheu

Isabelle Bouchard, Philippe de Grosbois, Mike Paul Kuekuatsheu, Audrée T. Lafontaine

L’auteur-compositeur-interprète Mike Paul Kuekuatsheu nous a livré ses réflexions sur la place du chant chez les Ilnus, ainsi que sur sa propre démarche politique, où la musique rejoint la défense du territoire et des pratiques ancestrales.

Propos recueillis par Isabelle Bouchard , Philippe de Grosbois et Audrée Thériault Lafontaine

À bâbord ! : Quelle place occupe la chanson dans la communauté ilnue ? Quel rôle vient-elle jouer ?

Mike Paul Kuekuatsheu : La chanson est partie intégrante de l’identité, la culture, la langue du peuple ilnu – parce que c’est beaucoup plus large qu’une communauté. À l’origine même de notre identité, le chant, c’est un moyen de survie pour nous depuis les temps immémoriaux pour pouvoir aller chasser, communiquer avec l’esprit du caribou. Les chants se sont toujours transmis de façon orale. Il y avait des chants que les femmes utilisent pour endormir les nourrissons. Il y a des chants qui sont utilisés pour les mariages ou des cérémonies. Des chants pour célébrer les festins, parce que le caribou a offert son esprit donc on fait un makushan. C’est une communion, un festin en l’honneur du caribou qui a offert sa vie. C’est une danse qui se danse en cercle du côté du soleil levant avec le teueikan. Le teueikan est un tambour issu de notre culture traditionnelle, pour chanter, pour avoir un lien direct avec le monde animal, le monde des esprits. C’est vraiment un instrument spirituel.

C’est sûr qu’aujourd’hui, le chant ilnu a beaucoup évolué. Là, on est en train de perdre beaucoup la culture à cause de la perte du caribou, de la biodiversité, tous les changements climatiques, donc ça affecte beaucoup notre culture. Dans ma communauté, il reste une centaine de locuteur·rices. La langue est en péril. C’est ça le défi aujourd’hui. C’est pour ça que je me suis donné comme mission de chanter et de réapprendre la langue. C’est pour ça que j’ai renoué avec les pratiques de chasse cérémoniale.

AB ! : Vous avez fait des albums plus inspirés de la chanson populaire. Comment situez-vous votre musique par rapport aux chants que vous venez de décrire ?

M. P. K. : Je suis très influencé par la musique rock. Parmi mes influences, il y a Link Wray et Jimi Hendrix, qui sont des musiciens de mouvances autochtones, qui se sont inspirés des chants autochtones et qui l’ont introduit dans la musique rock. On entend beaucoup la répétition, les loops dans les chants autochtones, c’est un peu ça la base du blues et du rock [1].

C’est ce que j’écoutais dans mon adolescence. La musique traditionnelle était comme une graine en moi, qui n’était pas germée. À l’école, on avait un contact avec un aîné qui venait jouer le teueikan et qui venait nous expliquer la base de l’instrument et qui venait pour nous chanter des chants. C’était le seul contact que j’avais eu avec la musique traditionnelle ilnue. La graine a germé à partir de 18 ans : je me suis dit qu’il fallait que j’incorpore des éléments traditionnels dans ma musique.

Je trouvais ça important par souci de conserver la culture aussi, de témoigner des histoires qui m’ont été transmises par les aîné·es. On dit que notre vie est des atalukan, des récits, des enseignements. J’incorpore des chants des légendes anciennes, des chants en langue ilnue, mais aussi des instruments, des tambours à travers la musique.

Dans mes chansons, je parle de protection du territoire, des changements climatiques, de la surexploitation et de l’extractivisme, des impacts que ça a sur les populations autochtones. Le sens sacré de chaque élément pour nous, soit l’eau, la pierre. Pour nous, ce sont des entités qui sont vivantes et qui sont animées dans notre langue. Le titre de mon dernier album, Ashuapmushuan, c’est le nom d’une rivière. J’ai choisi le nom d’une rivière parce que c’est animé, c’est vivant.

AB ! : Les thèmes dont vous parlez partent de la réalité vécue, finalement.

M. P. K. : Mes paroles touchent autant le passé que le présent et le futur. Notre identité, issue d’une culture nomade, s’attache au territoire. Chaque famille est reliée à un lieu, à une rivière par laquelle elle est arrivée. Ensuite, je parle du présent, des enjeux actuels, comme l’extinction du caribou. J’ai la chanson Caribouman qui parle de la légende de l’homme caribou. Mais aussi, mes chansons parlent de l’importance de la transmission culturelle pour le futur.

Il y a aussi des chansons en faveur de l’autodétermination. Pour moi, l’autodétermination, c’est de faire un, dans le respect du cercle vivant sacré. C’est d’être libres et de continuer de pratiquer notre culture et notre identité, en harmonie avec tous les gens qui vivent sur ce territoire. Actuellement, aux yeux de la loi, nous sommes mineur·es, elle nous classe dans une sous-catégorie. On veut s’élever au même niveau et être reconnu·es comme des êtres humains qui s’autodéterminent.

Les chants ont été interdits longtemps, le Canada et la Loi sur les Indiens nous interdisaient de chanter nos chants, nous jetaient en prison. C’est juste depuis 1982 qu’on peut chanter librement nos chants sans se faire jeter en prison. Depuis ce temps-là, on sent qu’il y a une renaissance du chant.

AB ! : Donc, à cette époque-là, le simple fait de chanter ces chants, c’était politique !

M. P. K. : Si on prend l’histoire de Wounded Knee [2], ça a commencé avec les chants, la ghost dance (la danse des esprits). Le gouvernement les interdisait, il voyait ça comme un acte de menace de guerre et les ont massacrés à cause de ça.

Pendant longtemps, on a porté des traumatismes à cause des pensionnats, où c’était interdit de chanter nos chants, de parler notre langue. Mais aujourd’hui, les jeunes ilnu·es se sentent plus libéré·es, prennent plus la parole et leur place. Par l’engagement des femmes autochtones, des jeunes, on sent qu’il y a un esprit de décolonisation fort. Les jeunes autochtones sont plus conscient·es de ces réalités-là.

AB ! : Vous êtes aussi gardien des territoires. Voyez-vous des liens entre ce statut et celui d’auteur-compositeur ?

M. P. K. : Je suis un gardien des territoires, un protecteur de l’eau. Je m’implique depuis de nombreuses années sur le terrain, pour protéger les forêts et les rivières par des actions directes, en m’opposant à des projets miniers, avec d’autres Autochtones. Je suis très engagé là-dedans, pour notre autodétermination, pour décoloniser les systèmes paternalistes qui ont été mis en place. Être gardien des territoires, c’est une fierté et ça a un lien direct avec ma démarche artistique. Pour moi, la musique est un moyen d’expression et de transmission de nos connaissances, mais aussi de sensibilisation à nos réalités.


[1NDLR : Pour plus d’informations à ce sujet, voir le documentaire de Catherine Bainbridge, Rumble. The Indians Who Rocked Our World, Rezolution Pictures, 2017.

[2NDLR : Le massacre de Wounded Knee est une intervention militaire où des centaines de membres de la nation Lakota ont été tué·es par les États-Unis, dans le Dakota du Sud, en 1890. Pour en connaître plus sur le siège de Wounded Knee (1973), voir le texte de Mélissa Miller et Miriam Hatabi aux pages 8.

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