Dossier : Lobbyisme. Le pouvoir (…)

Industrie du tabac et de la nicotine

La nicotine qui veut renaître de ses cendres

Dossier : Lobbyisme, le pouvoir obscur

Flory Doucas

La réduction du tabagisme résulte d’un travail de longue haleine et de grands efforts concertés. On y arrive par un seul moyen : les lois et règlements. Ceux qui ont été adoptés ces dernières années peuvent être vus comme une belle victoire contre les lobbyistes. Mais les compagnies de cigarettes n’ont pas dit leur dernier mot.

Les campagnes de sensibilisation ont commencé il y a plus de cinquante ans, à la suite de la publication d’ouvrages confirmant les liens entre le cancer et le tabagisme. Mais ces actions avaient des impacts plutôt modestes dans la mesure où l’industrie du tabac pouvait continuer à normaliser le fait de fumer et à déployer des tactiques pour minimiser la perception des risques. En fait, non seulement niait-elle les faits reconnus par la science, mais elle finançait des tiers pour déformer les conclusions scientifiques, semer le doute et contrer les avertissements des autorités de santé. 

Faire contrepoids au lobbying de l’industrie

Au Québec, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac a vu le jour en 1996 en réaction à de tels stratagèmes pernicieux. Plus précisément, l’élément déclencheur a été la réduction radicale des taxes fédérale et provinciale sur le tabac. Les intervenant·es de la santé ont constaté que cette décision découlait de l’échec de leur communauté à contrer les commerçants, cigarettiers et autres alliés qui ont orchestré une véritable « crise de la contrebande » à cette fin. Rappelons qu’à cette époque, le marché de la contrebande prenait de l’ampleur, car il était presque exclusivement composé des marques de cigarettes canadiennes qui étaient exportées et dédouanées (duty free) mais qui revenaient sur le marché noir canadien. 

Ce n’est que treize ans plus tard que l’industrie du tabac plaidera coupable aux chefs d’accusation en lien avec la contrebande, exposant son rôle dans la campagne pernicieuse qui a généré tellement de pression sur les gouvernements qu’ils ont baissé les taxes sur les cigarettes, alors que cette mesure était la plus efficace pour réduire le tabagisme ! Mais le tort était fait. En baissant les taxes, on a effacé en quelques années les progrès accomplis dans la réduction du taux de tabagisme des dix années précédentes.

Une opposition systématique aux mesures efficaces

Toutes les mesures mises de l’avant par le Québec font l’objet de la Convention-cadre de l’OMS sur la lutte antitabac, un traité international signé par le Canada et 181 autres parties. La Convention-cadre identifie clairement l’industrie du tabac comme vecteur de l’épidémie du tabagisme. Le traité somme les gouvernements d’empêcher l’ingérence et l’influence de l’industrie du tabac dans le développement des politiques de santé publique. 

Qu’il s’agisse du palier national, provincial ou municipal, le traité spécifie que « tous les pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) chargés d’élaborer et de mettre en œuvre les politiques de lutte antitabac et de protéger ces politiques des intérêts de l’industrie du tabac doivent être rendus responsables » et que « les Parties devraient veiller à rendre des comptes en cas d’interaction avec l’industrie du tabac sur les questions liées à la lutte antitabac ou à la santé publique et garantir la transparence de ces interactions ».

On est vraiment loin de cette réalité au Québec. En consultant le registre des lobbyistes, on sait que l’industrie communique régulièrement avec les titulaires de charges publiques, mais la transparence s’arrête là. 

Quelles sont les autres entités québécoises influencées par les cigarettiers et leur lobby ? Cette question revêt une grande importance lorsqu’on constate que les compagnies de tabac sont les plus gros joueurs de l’industrie du vapotage et que le Québec n’a toujours pas réglementé l’aromatisation des cigarettes électroniques. Et, ce, alors que le ministre Dubé indiquait en 2020 qu’agir pour protéger les jeunes contre le vapotage nicotinique était prioritaire, et que le Québec détient la taxe-tabac de loin la plus basse au pays malgré un taux stable de contrebande depuis 2011. La dernière hausse remonte à 2014.

Nouvelles stratégies de lobbying

Le lobbying de l’industrie du tabac a toujours été pernicieux et souvent porté par d’autres regroupements, chercheurs, think tanks et associations d’intérêts économiques qui reçoivent son financement. Il y a une dizaine d’années, on voyait les associations de dépanneurs brandir l’argument de la contrebande pour s’opposer à toute nouvelle réglementation.

Maintenant, les mouvements forts et organisés qui s’élèvent contre la réglementation des produits de vapotage ont presque tous des liens étroits avec l’industrie du tabac. Pour leur part, elles brandissent l’argument selon lequel le vapotage serait moins nocif que la cigarette pour les fumeurs. Mais la popularité de ces produits est beaucoup plus importante chez les jeunes dont la majorité n’a jamais fumé ! Rappelons qu’au fond, l’industrie du tabac a toujours été l’industrie de la nicotine.

Plus ça change, plus c’est pareil 

S’il y a une leçon à tirer dans tout ça, c’est que les gouvernements ont réussi à réduire le tabagisme en s’attardant à l’encadrement des pratiques commerciales de l’industrie et non pas uniquement avec des interventions qui ciblent les consommateur·rices. 

Il est crucial de connaître, de comprendre et d’exposer ce que l’industrie dit et rapporte à ses actionnaires. Actuellement, l’industrie mise beaucoup sur le polyusage, c’est-à-dire l’usage de différentes catégories de produits nicotinique (cigarettes, vapotage, tabac chauffé, pochette de nicotine, etc.) par un·e même consommateur·rice pour tenter de récupérer des moments où les gens ne fument pas. Bien que les cigarettiers se vantent de vouloir, à terme, cesser de fabriquer des cigarettes, ils prônent des hausses modestes et prévisibles de la taxe-tabac, soit précisément le type de hausse que l’industrie peut facilement contrer en manipulant leurs propres prix de gros. 

Ces manipulations leur permettent de minimiser le choc d’une hausse de prix qui inciterait de nombreux·euses fumeur·euses à cesser de fumer ou à ne pas faire de rechutes. Le travail des lobbyistes s’inscrit dans ces visions et visées, bien que ces véritables objectifs ne soient pas inscrits dans le registre des lobbyistes du Québec. 

Comme le rappelle l’OMS dans la Convention-cadre de la lutte antitabac, la société civile demeure un maillon important pour faire contrepoids à l’industrie du tabac et pour exposer ses tactiques. Pour favoriser l’intérêt public, l’adoption des politiques publiques qui s’imposent et réduire le fardeau, l’injustice et les répercussions catastrophiques sur notre système de santé causés par le tabagisme, l’implantation et le respect de ce traité sont primordiaux.

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