Travail
Les leçons de la pandémie pour le monde du travail
Les masques ont eu beau disparaître de la plupart des espaces publics au Québec, la COVID-19 et ses conséquences ont encore un impact important, notamment sur le monde du travail.
Sans chercher à faire un bilan exhaustif des transformations induites par la pandémie et les confinements, penchons-nous sur deux enjeux encore bien d’actualité : d’une part, la notion d’« anges gardiens », en particulier dans le secteur de la santé, et, d’autre part, la forte augmentation du télétravail.
Les « anges gardiens »
C’est désormais un lieu commun, la pandémie a révélé, pour celles et ceux qui n’en avaient pas encore conscience, l’importance cruciale de certains corps de métier dans la survie même de nos sociétés en temps de crise. Outre le personnel de la santé, les employé.e.s des épiceries et de la livraison à domicile se sont vus octroyer le titre de « travailleurs et travailleuses essentiels » dans un sens plutôt positif, alors que nous avions pris l’habitude d’utiliser cette expression principalement pour limiter la capacité d’action collective de groupes de personnes salariées (par exemple, en empêchant des grèves par le recours à la Loi sur les services essentiels).
Toutefois, une autre expression est venue teinter le discours public, une expression que même le premier ministre a utilisée. Ces travailleuses et travailleurs, en particulier dans le secteur de la santé, ont rapidement été qualifié·es d’« anges gardiens ». Derrière une intention de valorisation se cache pourtant une conception très problématique du travail dans ce domaine. Il n’est, en effet, pas anodin de recourir à un vocabulaire de l’ordre du religieux lorsque l’on traite des travailleuses et travailleurs de la santé.
D’abord, les anges, par définition, sont des êtres surnaturels n’ayant pas les mêmes besoins physiologiques ni matériels que les êtres humains. Inutile donc de réfléchir à leurs conditions de travail, leur rémunération, leur santé mentale, etc… En outre, ce registre du religieux renvoie à une autre expression commune, soit celle de la « vocation ». Il était ainsi courant d’affirmer que l’on devenait infirmière, enseignante ou… religieuse, par « vocation » et non par besoin de générer un revenu digne. La vaste majorité des services dans le domaine des soins, comme de l’éducation, ont d’ailleurs longtemps été, au Québec, à la charge des communautés religieuses. Or, la « rémunération » des sœurs relevait moins de la logique salariale appliquée à l’économie capitaliste qu’à celle des vœux qu’elles avaient formulés, notamment de pauvreté.
Ceci nous amène à un dernier constat, évident : les anges n’ont pas de sexe (ou de genre). Comme l’ont à maintes reprises démontré les autrices féministes, ces carrières « vocationnelles » étaient dans leur vaste majorité destinées à des femmes, et cette caractérisation a ainsi contribué à dévaloriser durablement leur travail. Un quart de siècle après l’adoption de la Loi sur l’équité salariale au Québec, nous voici à
souligner à nouveau les glissements potentiels (et dangereux) d’un vocabulaire qui, sous couvert de bienveillance, jette un voile opaque sur la réalité du travail de nombreuses femmes et la nécessité de le compenser de façon digne et équitable.
Les leçons de la pandémie ont-elles été retenues ? Si on regarde du côté de l’Ontario, rien ne le laisse penser. On blâmait encore récemment le gel de salaire imposé par le gouvernement Ford dans la fonction publique pour la pénurie importante de personnel infirmier dans le réseau de la santé de la province. Au Québec, les négociations du secteur public sont le nouveau théâtre au sein duquel se joue ce débat. Les « anges gardiens » viennent réclamer leur dû et rappellent au gouvernement Legault que leur travail « essentiel » doit se payer en salaires permettant de confronter l’inflation galopante et non à coup de remerciements ou de primes ponctuelles accordées sans même consulter les organisations syndicales. Souhaitons qu’à terme, au moins dans ce domaine, l’expérience de la pandémie porte fruit et contribue à la juste valorisation de ces emplois.
Le télétravail
Autre réalité imposée par les confinements : le télétravail. En mars 2020, quasiment du jour au lendemain, des millions de travailleuses et travailleurs se retrouvent à devoir improviser un nouveau bureau à domicile, dans une multitude d’emplois liés aux services. Solution temporaire, d’urgence, encadrée de façons très variables par les employeurs, elle disparaît totalement dans certains domaines une fois les confinements terminés, mais devient au contraire une nouvelle norme pour d’autres. La pandémie et ses impératifs ont créé des attentes, et parfois ouvert des chemins que l’on n’imaginait pas pouvoir explorer auparavant. Les pressions poussant vers le télétravail sont multiples : parfois, ce sont les employeurs qui le considèrent comme une source d’économie potentielle ou une façon d’élargir leur bassin de recrutement, parfois ce sont les personnes salariées elles-mêmes qui le réclament, y voyant un moyen de mieux concilier travail et vie personnelle.
Trois ans après les premiers confinements, deux constats s’imposent : d’une part, le télétravail est en forte augmentation par rapport à l’avant-pandémie et est sans doute là pour rester ; d’autre part, les modalités de son application sont encore en pleine définition dans de nombreux milieux de travail. On en veut pour preuve la négociation actuelle dans la fonction publique fédérale. Alors que la pratique du télétravail y était tout au plus marginale avant la pandémie, elle s’y est généralisée. Sondé·e·s par leurs syndicats, les fonctionnaires fédéraux·ales ont indiqué massivement ne pas vouloir revenir dans leurs bureaux, tout en soulignant que le télétravail n’avait en rien nui à leur productivité puisque des programmes publics sans précédent avaient pu être instaurés par le gouvernement fédéral pendant la COVID-19. De son côté, le Conseil du Trésor, qui dirige les négociations du côté patronal, a envoyé de nombreux messages contradictoires. Promettant dans un premier temps flexibilité et autonomie des différents ministères, il a récemment décidé d’imposer un modèle unique de deux à trois jours de travail au bureau par semaine à tou·tes sesemployé·es, soulevant l’ire de celles et ceux-ci ainsi que de leurs organisations syndicales.
Le télétravail charrie toutefois encore de nombreux enjeux. Si, dans le cas des fonctionnaires fédéraux, il semble être un choix vastement majoritaire, est-il vraiment toujours choisi dans les milieux qui le pratiquent, ou plutôt imposé plus ou moins directement par les employeurs ? Quand il est instauré, quelles obligations s’imposent à l’employeur tant en matière d’équipements que de santé et sécurité du travail ? Jusqu’où peut aller son contrôle sur le travail effectué à domicile ? Comment ces nouvelles pratiques s’articulent-elles avec le droit à la déconnexion, de plus en plus réclamé par les travailleuses et travailleurs ?
Finalement, que nous dit cette envie de télétravail chez plusieurs personnes salariées ? Dans une économie capitaliste, les milieux de travail ont toujours été des espaces de tension. Ils incarnent le rapport d’aliénation et de subordination imposé par le contrat de travail, mais ils constituent également des lieux de socialisation, d’échanges, et parfois même d’émancipation lorsqu’ils permettent la création de solidarités, y compris et surtout face aux employeurs eux-mêmes. C’est ici que le télétravail vient questionner la pratique syndicale elle-même : les syndicats sont-ils prêts pour la « télémilitance » ? Les avantages des assemblées en Zoom, qui rejoignent sans doute plus de membres, compenseront-ils l’absence des liens directs, des conversations de corridors, des délibérations en personne où les échanges sont souvent plus riches ? Sans parler des effets pervers du télétravail sur les conflits eux-mêmes. Dernièrement, tant le Nouveau-Brunswick que l’Ontario ont suggéré à leur personnel enseignant de passer en téléenseignement, non pas en raison d’une pandémie ou d’une tempête de neige, mais bien pour contourner d’éventuels piquets de grève… Les balises restent donc à adopter et qu’il s’agisse de reconnaissance salariale ou de télétravail, la pandémie et ses conséquences n’ont pas fini de nous interpeler.
Sans en changer les fondements, elles jettent un éclairage nouveau sur les rapports de pouvoir du travail, sur l’arbitraire patronal, mais aussi sur les capacités d’émancipation par l’organisation collective qui s’offrent aux travailleuses et travailleurs.