Rendez-vous des médias critiques de gauche

No 095 - Printemps 2023

Rendez-vous des médias critiques de gauche

Alexis Lafleur-Paiement, Samuel Raymond

Le 19 novembre 2022 se tenait la première édition du Rendez-vous des médias critiques de gauche. Ce fut l’occasion, pour les artisan·es d’une quinzaine de publications, de se rencontrer et de discuter des défis que nous vivons.

Au cœur de cette première journée : les enjeux de fabrication, les questions politiques et l’idée d’une coopération afin de nous entraider, de dynamiser nos pratiques et de contribuer à l’instauration d’une société plus juste.

Aux origines d’une rencontre

Depuis longtemps, la nécessité pour les médias québécois de gauche de mieux se connaître s’impose. Face au fractionnement de notre milieu, et alors que l’isolement ordonné par l’état d’urgence sanitaire accentuait nos solitudes, l’idée de créer un événement rassembleur s’est développée avec plus de netteté. Imaginée par Pierre Beaudet (1950-2022) [1] , militant socialiste de premier plan, la convergence a commencé à se structurer, dans le but de nous rapprocher et surtout de favoriser la mutualisation des ressources afin d’augmenter notre force de frappe.

À la suite du décès de Pierre, le projet s’est construit dans la continuité de sa vision, soit d’organiser une rencontre des médias permettant de surmonter l’éloignement et de nous renforcer collectivement. De janvier à juillet 2022, le comité organisateur s’est mis en place, rassemblant des représentant·es de six différents médias. Durant l’été, les médias québécois écrits, ayant une édition papier ou en ligne, et se réclamant de la gauche, ont été contactés. Le premier objectif était de nous connaître : partant, il deviendrait possible de trouver des horizons communs, voire des possibilités d’alliance.

Une journée de réflexions

Le 19 novembre, dès 9 h, les artisan·es des différents médias se retrouvaient au café l’Exode du Cégep du Vieux Montréal. Après nous être toutes et tous présenté·es, nous sommes entré·es dans le vif du sujet. La matinée, réservée aux membres des médias, était composée de deux tables rondes portant respectivement sur les enjeux de fabrication et sur les rapports que nous entretenons avec les mouvements et organisations politiques. Durant l’après-midi, qui était ouvert au public, une conférence intitulée Écrire et agir. Revues, journaux et organisations de gauche au Québec (1959-2001) était présentée par le collectif Archives Révolutionnaires [2]. En parallèle, une foire aux kiosques a permis aux médias de s’adresser au public tout en vendant leurs publications. La journée s’est terminée par un moment de réflexion quant aux suites à donner à la rencontre puis par une soirée festive où se poursuivirent les discussions.

En tout, seize médias se sont rassemblés, liés par leur ancrage commun à gauche, tout en représentant une grande diversité d’approches et de moyens déployés pour transmettre leurs idées. Il y avait des médias imprimés, des médias uniquement en ligne, de « grands » titres à l’histoire au long cours, de toutes nouvelles revues, des groupes s’identifiant comme révolutionnaires, d’autres plus réformistes, des publications à vocation scientifique ou encore des périodiques directement rattachés à des organisations politiques. Cette pluralité n’a pas été un frein à la discussion, au contraire. Par-delà nos différences, plusieurs enjeux nous sont communs, dont ceux de la participation à nos médias, de notre « santé financière » et de notre diffusion, ainsi que des problèmes engendrés par notre statut de militant·es de gauche dans une société néolibérale. Pareillement, notre vocation progressiste implique pour toutes et pour tous de réfléchir à notre relation avec les mouvements populaires et les organisations politiques. Par-delà notre hétérogénéité, nous avions donc beaucoup à nous dire [3].

Défis de la fabrication des médias de gauche

Un important défi, peut-être le plus fondamental, demeure celui de la fabrication d’un média reposant largement sur le travail bénévole de personnes ayant par ailleurs d’autres obligations. La question du travail bénévole se décline de deux manières : d’abord, la difficulté à recruter et à garder des membres, ensuite, l’épuisement des artisan·es de longue date. Il nous faut, pour recruter, miser sur le dévouement des militant·es, et nous imposer une surcharge de travail, souvent en soirée et les fins de semaine, afin de maintenir nos médias à flot. La nécessité de maîtriser de nombreuses compétences (théoriques, linguistiques, informatiques, etc.) complique aussi le recrutement tout en maintenant la pression sur celles et ceux qui produisent les médias. L’exigence d’une telle implication est parfois rebutante. De plus, un défi demeure autour de l’inclusion d’une diversité culturelle dans nos médias.

C’est pourquoi nous devons porter une attention particulière au recrutement, à la formation des nouvelles personnes impliquées, à la répartition des tâches moins gratifiantes, ainsi qu’à de possibles aménagements avec nos différentes obligations. Nous ne devons pas cacher le fait qu’en régime capitaliste, nous sommes forcé·es de travailler de façon salariée pour vivre et que le bénévolat n’est pas à la portée de toutes et de tous. La question monétaire se pose malheureusement pour les individus ainsi que pour le financement même de nos médias : services informatiques, graphiques, frais d’impression, de diffusion, etc. La tension entre nos valeurs anticapitalistes et les nécessités financières du monde actuel reste difficile à surmonter.

De nombreux médias, en raison de leur mode de fonctionnement alternatif, constatent que leur réalité n’est comprise ni par les organismes subventionnaires ni par les entreprises d’impression ou de diffusion. Plusieurs sont inadmissibles aux subventions même s’ils aimeraient en bénéficier. Dans ce contexte, les frais de production sont un enjeu constant. Certains se questionnent aussi sur l’avantage ou non d’une version papier considérant les frais d’impression et d’expédition. Pourtant, la baisse d’intérêt envers les revues papier, que l’on aurait pu soupçonner a priori, ne semble pas se concrétiser. Les abonnements permettent en fait une fidélisation et un revenu prévisible, ce qui est un avantage au final.

Quelques bonnes pratiques

Au-delà des enjeux liés au bénévolat et au financement, plusieurs pistes intéressantes ont émergé lors des discussions concernant la production. Il a été rappelé à plusieurs reprises l’intérêt de travailler en collaboration pour limiter le dédoublement du travail et pour mieux profiter des expertises les un.e·s des autres. La communisation de certaines ressources est une option réaliste et porteuse. Ainsi, nous pourrions acheter ensemble une imprimante, louer un local ou encore partager les frais d’un·e graphiste.

L’importance de la communauté a été soulignée, et pas seulement au sein des médias et entre nous. Le lien avec le lectorat est à valoriser, car ce sont les lectrices et les lecteurs qui nous font, en dernière instance, exister. Nous pourrions créer plus d’événements, suggérer un tarif d’abonnement solidaire, appeler directement au lectorat pour qu’il écrive dans nos médias, etc. Comme cela a été dit, nous avons aussi constaté que les abonnements forment la meilleure source de financement pour les médias payants, notamment imprimés. Nous avons tout à gagner à nous rendre mutuellement service pour favoriser la production de nos médias, leur visibilité et donc leur portée. En plus de diminuer notre charge de travail, cela augmentera notre influence sociale.

Médias de gauche et militantisme politique

Plusieurs questions se sont posées d’emblée quant aux liens entre nos médias, le militantisme, les mouvements sociaux et les organisations politiques. D’abord, quelle ligne éditoriale adopter : doit-on privilégier une ligne ferme ou miser, à l’intérieur d’un même média, sur le pluralisme ? Ensuite, quelle position adopter face aux groupes politiques : faut-il se lier à eux, est-ce une « nécessité » des médias de gauche ? Et puis, comment favoriser l’accessibilité à nos contenus, pour ne pas prêcher uniquement à des convaincu·es ? Quel niveau de langage adopter pour s’adresser à différentes classes sociales ?

Un point a clairement émergé : si nous tenons à produire un contenu rigoureux, nous avons vocation à donner une lecture progressiste et militante des faits traités. Nous assumons toutes et tous une posture engagée. L’objectivité des faits rapportés ne nous exonère pas d’un traitement politique de ceux-ci, au contraire. Nous existons parce que nous croyons qu’une lecture gauchiste des faits est plus à même de rendre compte du réel et de nous aider à le transformer, en vue d’instaurer une société plus juste. L’enrichissement de la lecture des faits par l’accrétion des traitements médiatiques multiples a aussi été souligné, éclairant le fait que notre variété est une force. Par contre, notre fractionnement n’aide pas nécessairement à notre visibilité, chacun·e ne rejoignant que « son » public particulier. D’où l’idée de ne pas fusionner (afin de préserver la richesse de notre diversité), mais de chercher des horizons communs, et possiblement de produire des textes ensemble sur des enjeux importants, afin d’augmenter l’impact de nos idées. Une question reste toutefois en suspens : comment augmenter notre influence sans nous plier aux diktats de la culture bourgeoise ?

De plus, nous avons discuté de l’importance de maintenir une perspective politique de transformation sociale. Il est important que notre travail reste axé, au final, sur la diffusion des idées de gauche dans le but avoué de changer la société. En ce sens, l’idée d’une coalition est intéressante, à la fois respectueuse de la diversité et unificatrice. L’ennui principal est de trouver un terrain d’entente suffisamment solide pour qu’une collaboration pérenne puisse en découler. Jusqu’où sommes-nous prêt·es à nous lier et quels compromis cela impliquerait ? D’un autre côté, la crainte, pour plusieurs, reste de perdre leur autonomie. C’est donc un travail de funambule – entre un degré d’unité idéologique fonctionnel et la volonté d’une majorité de médias de rester indépendants – qui nous attend si nous prenons au sérieux l’idée de nous coaliser.

Deux voies, non exclusives, se dessinent. La première, tenant pour acquis que nos positionnements à gauche sont suffisants pour entamer une collaboration, propose une mise en commun de certaines ressources, telle qu’énoncée plus haut, ou encore la création d’une plateforme web qui rediffuserait l’ensemble des articles des médias afin de permettre une consultation « unifiée ». La seconde suppose des orientations politiques communes qui permettaient de créer un organe de liaison, voire une structure fédérative, ralliant les médias de gauche. Un tel processus nécessitera, s’il se produit, une discussion transparente et minutieuse impliquant tous les médias intéressés, afin de déterminer précisément ce qui nous lie, ce que nous pouvons écrire et faire en commun, la manière dont nous pouvons nous fédérer et le fonctionnement technique que cela impliquerait. Enfin, il nous faudrait aussi, individuellement et collectivement, renforcer nos liens avec les milieux syndicaux, politiques, communautaires, universitaires et internationaux, afin d’affirmer notre présence et notre portée.

Pour la suite ?

À la fin de ce premier Rendez-vous des médias critiques de gauche, la nécessité de poursuivre le dialogue a fait consensus. Une prochaine rencontre aura donc lieu en mars 2023 afin de voir quelles formes de collaborations nous souhaitons nous donner. En resterons-nous à un dialogue courtois ou choisirons-nous de nous liguer plus sérieusement ? Allons-nous demeurer des analystes de la situation ou déciderons-nous de nous lier organiquement à des groupes politiques ? Peu importe la voie choisie, la nécessité de maintenir le dialogue et l’entraide resteront. Nous poursuivons donc le travail, de notre côté et ensemble, et espérons densifier les liens qui nous unissent. Nous sommes encore loin de la société juste à laquelle nous aspirons : il faudra travailler ensemble pour l’atteindre. Si vous faites partie d’un média qui était absent, n’hésitez pas à nous écrire pour vous joindre au mouvement. On se retrouve très vite pour continuer le combat.


[1Le prochain numéro des Nouveaux Cahiers du Socialisme (no 29, printemps 2023) sera entièrement consacré au parcours de Pierre Beaudet.

[2Le contenu de cette conférence sera diffusé sous la forme d’un article sur le site d’Archives Révolutionnaires (archivesrevolutionnaires.com) au printemps 2023.

[3Un bilan détaillé du Rendez-vous sera disponible au printemps 2023 sur les sites de plusieurs des médias impliqués. Il est d’ailleurs disponible ici en fin de page.

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