Affaire Lieutenant-Duval à l’Université d’Ottawa
Liberté universitaire - Lettre ouverte à Isabelle Hachey, chroniqueuse à La Presse+
Jean-Pierre Couture, professeur agrégé, Université d’Ottawa
Madame Hachey,
Je suis prof permanent à l’Université d’Ottawa. Je prends la liberté de vous écrire et celle aussi de vous critiquer.
Vous avez publié le 12 décembre dernier une énième chronique sur « l’Affaire Lieutenant-Duval ». C’est votre liberté la plus totale que de chroniquer sur les sujets de votre choix. D’autant que, dans ce cas-ci, vous semblez jouir d’un accès privilégié à la principale intéressée. Lui donner la parole fait tout aussi partie de la liberté que l’on défend avec tant d’énergie, sur la base de cas individuels minutieusement choisis et réverbérés dans de vastes chambres d’écho.
Vous critiquer, dis-je, mais avant tout sachez que je trouve en tout point excellente la lettre de l’APTPUO (le syndicat des chargé·e·s de cours représentant Mme Lieutenant-Duval). Cette critique forte des dérapages autoritaires de notre administration s’inscrit dans une très longue série de cas, tout aussi graves, qui ont concerné les trois derniers recteurs que j’ai connus en 15 ans (Jacques Frémont, Allan Rock, Gilles Patry). Cette lettre, je le pense, emportera l’assentiment de la très grande majorité des professeur·e·s (permanent·e·s et précaires). La pression qu’il faudra exercer sur l’administration pour qu’elle rende gorge sur ses manières d’exécuter une justice sommaire devra être encore plus grande et atteindre fort probablement un niveau national avant qu’elle ne bouge en catimini en direction d’un règlement hors cour. Cela prendra encore beaucoup de temps. Je dis « grande majorité » des professeur·e·s et non « unanimité » ou « communion des saints », car nous ne sommes pas une armée, un parti, une secte. La dissidence sur le fond, la forme, la virgule nous caractérise, tout comme notre manie à produire manifestes, contre-, méta- et off-manifestes.
Il arrive aussi que plutôt que d’honorer ce qui nous caractérise, nous nous mettions à jouer à d’autres sports, comme celui de réagir à la vitesse des médias sociaux. C’est en ce point précis que votre chronique inaugurale du 15 octobre 2020, celle dans laquelle vous avez révélé l’affaire retenue derrière des portes closes, apparaît comme le point zéro du dérapage dont vous ne portez pas toute la responsabilité. Vous aviez, très certainement, le choix des armes. À ce titre, votre cadrage de la question était incendiaire et tout aussi sommaire, au fond, que les méthodes disciplinaires de mes recteurs. Malgré le service précieux que les médias peuvent rendre à l’encontre d’une telle culture du secret, votre chronique apparaît nocive à mes yeux, même si vous avez le droit constitutionnel de l’être. Ce n’est pas du sort de Mme Lieutenant-Duval dont il était seulement question dans votre chronique, mais du règne allégué des « militants » et des « étudiants-clients » (que votre collègue Facal rebaptisera du nom de « petits fauves » dans le sillage du marché du clic ouvert par votre colonne d’humeur). Ce fut en effet un cadrage payant, car il était aussi clair qu’un tweet de Trump : ou bien vous êtes contre la liberté avec les étudiants-militants-censeurs ou bien vous êtes pour la liberté de la professeure-femme-précaire. D’où le titre de votre chronique suivante, « Je suis prof », dans laquelle la bourse de votre lexique s’était déliée à la manière Québecor : « délire », « fatwa », « camp de rééducation », « vengeance », formules dirigées vers un seul camp (sans visages ni noms propres et pourtant aux commandes de l’université, si je vous lis bien).
J’étais sidéré à la lecture de votre papier initial qui m’a tout appris de l’affaire. J’étais indigné dans le sens même que vous vouliez induire en partie : ma chère université se comporte une fois de plus en machine à discipliner et un doyen-tyran use de son droit de gestion pour livrer sa justice de vigilante, comme on dit dans les comic books. Or le dérapage qui a suivi n’a pas tellement gardé l’œil sur cette balle. Je disais plus haut que les profs se mettent parfois à jouer à des sports qui ne sont pas les leurs. Ce que j’ai en tête ici est la lettre des 34, dont plusieurs sont de proches collègues et ami·e·s. Cette lettre rédigée à la va-vite dans un climat d’indignation épidermique se faisait honneur de réagir le jour même et de publier le lendemain (à l’époque des éditions de soir, elle y aurait probablement paru). Nous ne saurons jamais si une lettre peaufinée le temps d’un long week-end avec le double, le triple voire le quintuple de signataires, dans les deux langues, d’horizons encore plus divers, aurait pu redresser et dépasser le cadrage empoisonné de votre chronique initiale. Au lieu de cela, nous nous y sommes plutôt enferré·e·s, comme si tout à coup, nous n’étions plus les spécialistes de la problématisation, mais de la réaction (au sens de réactivité). On a lu cette lettre comme de « l’entre-nous blanc francophone » ce qui est bien court, c’est vrai, mais qui fait partie de la livraison du message qu’on ne contrôle plus une fois émis. Ne pas vouloir être reçu de la sorte implique d’y penser d’abord et de ne pas s’attendre, a posteriori, à ce que les seuls « arguments » priment sur les « signatures », surtout lorsqu’un texte est donné en pâture aux déchaînements des médias sociaux. On ne change pas les règles du jeu une fois la partie commencée.
Cela dit, mes collègues n’ont pas mérité ce qui leur est arrivé, pas plus que les étudiant·e·s à qui l’on attribue des pouvoirs qu’ils et elles n’ont pas. Pendant que l’on se fige, d’une barricade à l’autre, sur le choix à faire entre antiracisme et liberté, le cynisme des hauts paliers de l’université s’en tire très bien.
Vous qui parlez de l’Affaire Lieutenant-Duval aujourd’hui, connaissez-vous aussi l’Affaire Rancourt, l’Affaire Bruckert-Parent ou l’Affaire Maillé ? Je ne présume pas que vous n’en savez rien. Je sais par contre que vous n’avez jamais écrit à ces sujets : ce qui est embêtant, car quiconque s’intéresse à la liberté universitaire tombe rapidement sur ces cas spectaculaires dont les deux premiers relèvent de mon université que vous surveillez, paraît-il, de près. Le professeur Denis Rancourt a été mis à la porte de l’Université d’Ottawa, car l’un de ses cours de science physique avait été transformé en forum de discussion sur le pouvoir et la citoyenneté. Ce résumé n’est que la pointe de l’iceberg d’une longue saga judiciaire qui montre assez vite la limite d’un cadrage de la question de la « liberté » à la manière que vous le faites. Cette affaire, réglée hors cour, n’absout en rien M. Rancourt ou l’administration de critiques légitimes à leurs sujets. Il aurait été difficile d’en traiter à coups de colonnes ou de tweets.
L’Affaire Bruckert-Parent concerne le fait que le recteur Allan Rock n’a pas protégé deux de nos professeures de criminologie, Chris Bruckert et Colette Parent, lorsque le SPVM voulut obtenir les verbatims de leurs entretiens confidentiels avec le prostitué Luka Rocco Magnotta (accusé de meurtre). Elles ont dû se défendre seules contre la lâcheté d’une université ne voulant pas faire obstacle au travail de la police. Elles ont gagné, mais l’université n’a pas changé pour autant. Enfin, l’Affaire Maillé, survenue à Montréal, à l’UQAM, tout près de vous, a fait l’objet d’un ouvrage poignant de la part de Marie-Ève Maillé, elle-même, une chercheure qui a dû affronter une multinationale voulant aussi avoir accès à ses verbatims d’entrevue avec des opposants à ses projets polluants. Je vous laisse découvrir comment cette histoire, véritable honte dans les annales de l’université québécoise, se termine.
Sur la question de la liberté d’expression, deux autrices primées ont pris aussi le risque de raconter leur histoire de censure : Anne-Marie Voisard, Le droit du plus fort, et Valérie Lefebvre-Faucher, Procès verbal. Si la question et ces ouvrages vous intéressent, et tout indique que c’est le cas, je vous préviens qu’ils ne traitent pas de la militance antiraciste gouvernant le monde, mais du droit de dénoncer les crimes crapuleux commis par nos minières canadiennes. Avant d’en faire chronique et d’user à plein de votre liberté de chroniqueuse, il vaudrait mieux prendre conseil auprès de votre service juridique, car les « méchants » (comme vous l’écriviez le 20 octobre 2020) ont dans ce cas le bras très long.
D’ici là, je retourne à mes affaires sur un campus qui est tellement plus grand et intelligent que le petit cercle de ses administrateurs tyranniques. Moi qui rêve d’autogestion, en droite ligne avec l’esprit même de la liberté universitaire, je déprime de lire chaque jour des appels envers mes curés hauts gradés en cravate qui sont sollicités (à mon plus grand désespoir !) par vous, les médias, trop de mes collègues profs et même des militant·e·s de toutes tendances afin de livrer la bonne justice envers les méchants. On demande que Père Frémont use du fouet sur les vrais fautifs sans comprendre que c’est le fouet qui gagne, quand bien même on sous-traite le mandat à un comité à fouet plus restreint et à visage humain. Ça ferait un si joli sujet de chronique : l’autogestion universitaire comme solution à nos problèmes. Or si vous préférez rester dans la chronique noire, vous pourriez alors relater que le Doyen Kevin Kee, celui-là même dont le mandat croule sous les griefs syndicaux (incluant ceux de Mme Lieutenant-Duval), est la personne responsable de produire un rapport sur la santé mentale à l’Université d’Ottawa. Faites vos recherches, comme on dit, la réalité dépasse souvent la chronique.