Dossier : Résilience écologique. Résistance ou résignation ?
La fin du monde, en rire ou en pleurer
« Hey c’tu juste moé ou pendant le confinement, voir Gaétan Barette être présenté dans les médias comme un intervenant crédible pour parler du système de santé, c’tait aussi indécent qu’inviter Luka Rocco Magnotta à l’émission Les Chefs ? »
Dans son écran Zoom, mon père ne réagissait pas. Y avait pas l’air de pogner la référence. Pas grave, il googlera Magnotta. Anne-i-wé, il aurait voulu placer un mot que je ne lui en aurais pas laissé le temps. Ça faisait au moins dix minutes que je m’époumonais dans le salon dans un monologue de colère turbodiesel pis là, j’étais parti, les pieds dans le tapis, crinqué ben raide sur la pente savonneuse de mon indignation.
« …c’t’une année de marde comme jamais y a eu une année de marde dans l’histoire des années de marde ! 2020 commence avec l’Australie qui brûle, un avion ukrainien abattu, l’Iran pis les États-Unis qui se lancent des missiles par la yeule pis l’hélicoptère de Kobe Bryant qui crash ! Pis c’était juste janvier ! Après des smattes font un ceviche de pangolin pis paklow ! La pandémie part, le Québec se confine pis les CLSC se vident ! On découvre des frelons géants, Beyrouth explose pis Black Lives Matter envahit les rues des USA sur le bord de la guerre civile avant une élection présidentielle en novembre ! M’as te dire, en décembre si une météorite nous tombe dessus, on va être soulagés. »
Mon père sourit, vient pour dire de quoi, j’y laisse pas le temps de rentrer dans ma zone, je vole la puck pis je pars en échappée.
« Pis les esties de sans-desseins avec des arcs-en-ciel en gouache dins fenêtres, pas foutus d’écrire « Ça va bien aller » sans faire 5 fautes dans 4 mots. Ça conchie les intellectuels pis les scientifiques pis ça parle de chloroquine, d’épidémiologie pis de courbes statistiques à grands coups de « sontaient » de « ça l’a » pis de « si j’aurais » ! »
Mon père était comme figé. J’étais en feu comme un koala.
« Je te dis qu’à l’Université de la vie faudrait d’urgence contingenter des programmes parce qu’il y a trop de diplômé·e·s pour ce qu’on peut supporter ! On est envahi de génies qui partagent leur thèse de doctorat sur les effets de la 5G sur les cerveaux de bébés chats, filmés à la verticale, fâchés noirs dans leur char ! Criss, ça va être beau en tabarnak quand va falloir parler de crise écologique ! Les mêmes caliss d’édentés du cerveau vont retarder le groupe ! On est faits ! Aujourd’hui, la seule chose solide sur laquelle on peut s’appuyer c’est la théorie de la collapsologie !… »
Et là, je me rends compte que mon père est vraiment figé. Face croche, bouche ouverte en forme d’AVC sur pause, un œil à moitié fermé pis un doigt qui a l’air de « faire ses recherches » dans son nez. C’est plus fort que moi, j’éclate de rire. Je reçois un texto :
« La connexion a coupé. Reparlons-nous plus tard, mais fais-toi z’en pas trop. » Suivi d’une citation de H.G. Wells : « Tant qu’il y a une chance que le monde vienne à bout de ses problèmes, un homme raisonnable doit se comporter comme s’il en était convaincu. Si pour finir cette gaieté n’est pas justifiée, vous aurez en tout cas été de bonne humeur. »
Bon. Je réponds un « haha » à son texto pis je me prépare à aller travailler, mais en continuant d’avoir en tête l’image grotesque de mon père figé. Fouille-moi pourquoi, mais toute la journée j’ai des fous rires pis des sautillements d’épaule incontrôlables. Je ris tout seul au café du coin, au travail pis jusque dans l’autobus le soir. Je ris même en écoutant les nouvelles.
Ben coudonc. Le soir, je m’endors heureux et rapidement pour une première fois depuis longtemps.
Le lendemain, ça me repogne. Je revois la face de mon père pis je suis crampé. Pis c’est encore plus drôle que la veille parce que je me retiens pus pantoute. Au café du coin, des gens ont une conversation politique enflammée à côté de moi pis je ris à tel point qu’ils arrêtent de parler pis je trouve ça encore plus drôle. Au travail, la direction nous apprend qu’on devra couper certains projets, je m’esclaffe. Mes collègues me dévisagent. Je trippe. Dans l’autobus bondé, je pouffe sans retenue à tel point que certains passagers commencent eux aussi à sourire sans trop savoir pourquoi. Ça me rend tellement de bonne humeur.
Les jours suivants, c’est devenu un jeu et plus y a de personnes qui rient autour de moi, sans comprendre pourquoi, plus je compte des points. Après une semaine, je score du 15-20 rires par jour. Sans même forcer.
Après un mois, je suis à 150-200 rires/jour. Et je réalise que j’en entraine d’autres autour de moi à rigoler solo. Pas de règlement, pas d’équipe. Juste des rieuses pis des rieux qui s’esclaffent jusqu’à ce que quelqu’un d’autre le fasse aussi. Même qu’un moment donné, dans l’autobus, une fille qui se faisait harceler par un gars trop insistant se met à lui rire dans la face. Des passagers se joignent à elle à tel point qu’un moment donné c’est la moitié du bus qui est crampée pis le gars descend au prochain arrêt, penaud pis la queue entre les deux jambes.
Le soir aux nouvelles, on annonce que le ministre des Finances est publiquement humilié alors qu’il annonce des compressions en éducation. Il venait à peine de commencer sa conférence de presse que des rires fusent de la salle et il doit interrompre son discours. Même chose à l’assemblée des actionnaires de la Banque Nationale. L’hilarité générale force le président à quitter la scène, ébranlé et même, on dirait, amusé.
Dans les jours suivants, une manif d’extrême droite est raillée dans la rue par les passant·e·s. Les fascistes ne sachant pas comment réagir se dispersent dans la confusion. Sur Internet, les vidéos racistes, homophobes et misogynes sont submergés par la vague du « Laugh react only » qui confond les algorithmes. Dans les semaines suivantes, c’est la planète entière qui est secouée d’une immense hilarité et avant la fin de l’année, la légèreté s’oppose à la gravité au point de l’inverser.
En quelques mois, la bonne humeur générale et contagieuse. Le monde est crampé ben raide.
Et c’est pourquoi, un soir de décembre, j’ai retrouvé mon père tout souriant chez lui.
Nous avons ouvert une bière et sommes montés sur le toit pour être aux premières loges de la fin du monde. Et lorsque la météorite nous est tombé dessus, nous avons éclaté de rire.