Tous contre les pauvres

No 086 - décembre 2020

Analyse du discours

Tous contre les pauvres

Marco Micone

Différents discours idéologiques concourent à nier l’existence des inégalités sociales au Québec. Il faut les déconstruire pour espérer, au-delà des vœux pieux, que les choses changent réellement.

Le Québec fait partie de ces démocraties libérales dont le grand paradoxe consiste à accorder l’égalité de droit aux citoyens comme porte d’entrée dans un cadre économique et social foncièrement inégalitaire. Dès lors, des discours de droite sont élaborés ayant pour but d’occulter et/ou de légitimer ces inégalités, et de perpétuer ainsi l’ordre établi.

Nationalisme hors-sol et bavardage identitaire

Dans certains milieux nationalistes, on fait souvent l’éloge de la nation en lui attribuant un pouvoir transcendant, susceptible d’unifier une société au-delà de toutes les disparités qui la divisent. Il suffirait pourtant, pour justifier sa pertinence, de rappeler que la nation peut être un terreau permettant le respect des droits humains et démocratiques. Mais on préfère s’en revendiquer de manière à occulter des éléments constitutifs de nos démocraties – dont les inégalités, la diversité et les rapports dominants-dominés. Le vertige des mots et de l’imaginaire national l’emporte sur la vérité d’une société insensible à la détresse des pauvres et aveugle au délabrement de certaines de ses institutions – que la crise actuelle a révélé dans toute son acuité.

De même, depuis une vingtaine d’années, d’autres nationalistes (parmi lesquels des universitaires et des professionnels de la parole publique), se réclamant du courant conservateur, se sont donné comme mission de faire de l’identité leur principal cheval de bataille au détriment de la question sociale. Obnubilés par cette question identitaire (dont le premier ministre Legault a fait son crédo) et insensibles à la souffrance résultant des disparités économiques, ils ont réussi à imposer une vision frileuse et hors-sol de la société. En occultant l’origine sociale de la souffrance, ils neutralisent le ferment indispensable à une action politique menant à une plus grande justice sociale.

Ces adeptes du bavardage identitaire contribuent à mystifier la population en substituant à la conflictualité sociale celle de nature ethnoculturelle, largement exagérée et simple prétexte servant à justifier des politiques xéno-sceptiques et anti-immigration, telle la réduction du nombre d’immigrants, même en situation de pénurie de main-d’œuvre. Selon eux, les seuls problèmes dignes d’attention porteraient sur l’identité – dont on tait le caractère dynamique et protéiforme – tandis que les modes de vie de la majorité francophone seraient menacés par les immigrants. Cela, alors qu’on pourrait plutôt prendre pour modèles ces gens venus d’ailleurs, souvent bien plus scolarisés que la moyenne [1], et qui ont eu le courage de se donner un nouveau pays.

Dans la construction imaginaire de tous ces nationalistes éthérés, il n’y a ni dominants ni dominés, ni privilégiés ni défavorisés, tandis que les écarts de revenu sont abolis comme par magie. Car ce qui compte, c’est de posséder ce qui n’enlève rien aux riches et donne si peu aux pauvres : la nation, la langue, la culture. De celles-ci, ils nous enjoignent à être fiers, peu importe si leur conception de la nation exclut une partie des citoyens ; si la langue sans diplôme mène à la misère ; et si la culture, telle qu’ils la définissent, est aux antipodes de l’hétérogénéité culturelle des nations modernes.

Il faut aussi que la sacro-sainte triade soit aimée de tous avec la même ferveur : autant, d’une part, par les 20% des Québécois qui accaparent 60% de la richesse et dont le patrimoine est 785 fois celui des 20% les plus pauvres [2], que, d’autre part, par les deux millions et demi de présumés patriotes qui votent et vivotent avec moins de 25000$ par année – armée de réserve vouée aux tâches les plus ingrates et dangereuses.

Ils sont si nombreux, les pauvres ! Et si peu est fait pour en diminuer le nombre. Même la Loi sur l’équité salariale, votée peu après que Lucien Bouchard eut décrété « la mise en veilleuse de la social-démocratie », en février 1996, n’a rien fait d’autre que corriger certaines disparités horizontales – en permettant aux femmes pauvres de l’être enfin autant que les hommes pauvres et aux plus fortunées de s’enrichir un peu plus – tout en laissant intactes les inégalités verticales conformes à l’ordre néolibéral. Plus la richesse est concentrée, plus il y a de pauvres. Ah, si seulement ces derniers savaient de quel pouvoir ils se privent ! Au nombre qu’ils sont, il suffirait de quelques jours de grève pour ébranler le Léviathan.

L’arrogance des méritocrates

À côté du discours de ces nationalistes, visant à invisibiliser les disparités économiques au profit d’une image de l’unité nationale, existe un autre arsenal idéologique, ayant celui-là pour but de naturaliser les inégalités qui demeurent perceptibles et d’ éviter toute contestation de l’ordre social existant. Il se met en place dès la tendre enfance avec la fiction de l’égalité des chances , qui a comme conséquence de rendre les mal partis responsables de leurs échecs – quasi assurés, étant donné l’influence exercée par le milieu familial et le caractère scandaleusement inégalitaire du système scolaire, dont la première victime est pourtant la majorité francophone sous-scolarisée par rapport aux immigrants et aux anglophones [3] .

La machination se poursuit en légitimant le pouvoir et les avoirs des gagnants grâce à l’idéologie méritocratique qui transmue l’arbitraire des privilèges en qualités naturelles. On reconnaîtra ses défenseurs à leur arrogance envers tous ceux qu’ils ont tassés ou écrasés en cours de route, et à leur obéissance inconditionnelle aux règles d’un système qui les a si bien servis.

Et le stratagème s’achève par la violence symbolique, ce mécanisme subtil de domination sociale, théorisé par Pierre Bourdieu, qui fait en sorte que les dominés, ayant adopté les schèmes de pensée et la vision du monde des dominants, finissent par être complices de leur propre asservissement et iront jusqu’à pl é bisciter ceux qui ont créé les conditions de leur souffrance : les Bouchard, Charest, Couillard, Legault et leurs affidés, tous promoteurs d’une logique néolibérale de concurrence généralisée, de rétrécissement de l’État providence et de creusement des inégalités.

Notre époque célèbre la réussite du nanti, cet homme ripaillé (sic) et confit dans l’autosatisfaction, engendré par un capitalisme aveugle aux inégalités. Se sachant minoritaire et illégitime – assis qu’il est sur une distribution arbitraire de la richesse –, il est hanté par la peur de tout perdre ce qu’il a accumulé à la sueur, souvent, du front des autres. Il défendra l’ordre établi coûte que coûte et n’aura aucun regret d’avoir laissé se dégrader les systèmes de santé et scolaire, le réseau des garderies, et tout ce qui constitue le patrimoine social des démunis car, de l’échec de la véritable sécession – celle qui aurait fait du Québec un pays souverain –, il a retenu des formes à la mesure de son égoïsme : sécession des écoles privées et internationales, sécession des cliniques privées, sécession des paradis fiscaux, sécession de l’individu autarcique , sans oublier la plus pernicieuse, celle qui lui fait détourner le regard des laissés-pour-compte. « Au Québec, c’est comme ça qu’on vit [4] », à la grande satisfaction du millionnaire qui nous gouverne.

Ne nous faisons pas d’illusions. Dans quelque temps, la pandémie passée, tout sera revenu à la « normale » : les riches continueront de s’enrichir et les pauvres de s’appauvrir, comme après la grande récession de 2008 . On ne manquera pas non plus de socialiser les pertes et de privatiser les profits. Et d’ici là, le champion de la nation, fort de l’appui de sa base électorale épargnée par le fléau de la diversité montréalaise et récoltant, encore aujourd’hui, les fruits d’avoir mis au pas les immigrants, utilisera son pouvoir pour imposer – récession oblige – des mesures d’austérité, enrobées d’identité, pour le plus grand malheur des défavorisés . Mais quand vont-ils en avoir assez ? 


[1Marc-André Gauthier « Portrait de la scolarité des immigrants du Québec à partir de l’Enquête nationale auprès des ménages », Institut de la statistique du Québec, juin 2014.

[2Julia Posca, « La répartition du patrimoine : l’autre visage des inégalités ». Disponible en ligne.

[3Yvan D’Amours, « La scolarité des francophones et des anglophones, à travers les groupes d’âge, au Québec et en Ontario », Institut de la statistique du Québec, février 2010.

[4Tiré d’une déclaration fameuse du premier ministre Legault lors des débats sur la Loi 21.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème