Santé
Contre le racisme systémique. Les infirmières en première ligne
La mort de Joyce Echaquan à l’hôpital de Joliette dans des circonstances nébuleuses et violentes a créé une onde de choc soudaine au Québec, signe d’une amnésie collective qui dure depuis des décennies en ce qui concerne le traitement des Autochtones.
Avec la collaboration de Louisa Argun et Isabelle Wallace*
La mort de cette femme atikamekw s’inscrit dans la foulée de plusieurs autres décès similaires. Nous n’avons qu’à consulter les documents de la Commission d’enquête sur les femmes Autochtones disparues ou assassinées. On y dénonce l’assassinat et/ou la disparition d’au moins 1181 filles et femmes autochtones dans une totale indifférence [1] .
En lisant ce rapport, on réalise qu’il s’agit en fait d’un génocide. En effet, il y a génocide lorsque des actes sont commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, religieux ou racial, notamment par le meurtre des membres de ce groupe, le transfert forcé d’enfants du groupe vers un autre groupe, l’instauration de mesures pour entraver les naissances de ce groupe, etc [2] . Les peuples autochtones ont été et sont toujours victimes d’actes génocidaires, racistes et discriminatoires et les institutions publiques continuent de fermer les yeux.
Ces pratiques d’une violence et d’une ampleur extrêmes ne sont pas le fait d’une minorité malfaisante, mais résultent d’un racisme systémique. Celui-ci se définit comme « la somme d’effets d’exclusion disproportionnés qui résultent de l’effet conjugué d’attitudes empreintes de préjugés et de stéréotypes, souvent inconscients, et de politiques et pratiques généralement adoptées sans tenir compte des caractéristiques des membres de groupes visés par l’interdiction de la discrimination [3] » . Autrement dit, le racisme systémique est le résultat d’une culture et d’une organisation sociale plus ou moins conscientes, et non des mauvaises intentions des individus.
Pourtant, on persiste à croire que les actes haineux auxquels il donne lieu sont des gestes isolés, résultant d’un racisme individuel. Encore aujourd’hui, plusieurs personnes, dont François Legault, premier ministre du Québec, refusent toujours de reconnaître la présence du racisme systémique au sein des services publics.
Racisme systémique et soins de santé
En ce qui concerne leur implication dans le maintien du racisme systémique, les réponses des infirmières sur la question sont plutôt variées. Plusieurs dénoncent ouvertement cette situation. D’autres vont l’imputer à l’épuisement du personnel soignant et aux conditions de travail difficiles. On entend même une vague d’un petit groupe d’infirmières qui clament # notallnurses, c’est-à-dire qui insistent que « toutes les infirmières ne sont pas racistes » .
Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que le racisme systémique ne découle pas de l’épuisement professionnel, pas plus qu’il ne concerne individuellement chacune des personnes qui œuvrent au sein des services publics. Il est primordial de ne pas confondre les discours et de ne pas mettre le pointeur au mauvais endroit. Il faut plutôt prêter attention au centre d’attention doit être mis sur le vécu des personnes autochtones au sein des services publics, ainsi qu’aux dynamiques générales qui se manifestent dans ces services.
Ces dynamiques entrent en jeu dès que l’on pose des gestes médicaux, et même avant. Le simple fait de voir le professionnel allochtone comme étant le seul compétent pour guérir ou pour diriger dans le système de santé a quelque chose de très ancré dans la culture coloniale. Les Autochtones sont tellement mis de côté dans les processus décisionnels des services publics que, même dans les communautés autochtones les plus isolées, beaucoup de décideurs sont allochtones. Ces décideurs trouvent que les Autochtones sont « trop lents » , « trop paresseux » , « ne sont pas travaillants » , alors ils préfèrent aller de l’avant sans consulter, ni patienter pour que les décisions soient prises convenablement. Et quand les solutions viennent des communautés, on résiste, on se braque : « ce n’est pas appuyé par la science » , « ce n’est pas ce que j’ai appris à l’école » , etc.
Le problème se poursuit même quand le besoin de décoloniser sa pratique se fait enfin sentir, pour que les décisions ou les projets puissent répondre véritablement aux besoins de la population. Alors, on cherche des acteurs locaux, mais on se bute à des refus, on est fui, personne ne veut participer au projet. On finit par comprendre que les Autochtones, même dans leurs propres communautés, ont tellement été humiliés, dénigrés et rejetés par les professionnels, qu’ils n’ont pas suffisamment confiance, ni dans le système ni en eux-mêmes, pour s’impliquer et donner leur opinion sur des sujets qui les concernent directement.
Agir au cœur du système de santé
En tant qu’infirmières allochtones, nous reconnaissons l’existence du racisme systémique dans le système de santé québécois. Nous reconnaissons que dans notre pratique, nous avons contribué consciemment ou inconsciemment à perpétuer des comportements racistes et des préjugés envers les personnes autochtones et racisées. Nous nous engageons à intervenir lorsque nous serons témoins d’actes racistes. Nous nous engageons également à identifier les barrières dans notre système de santé qui contribuent à maintenir le racisme systémique en place et à les faire tomber.
Nous nous engageons aussi à collaborer avec nos collègues infirmières autochtones, qui sont presque toujours seules parmi des équipes à forte majorité blanches, et au sein desquelles il est très difficile d’apporter leur point de vue et d’adapter leurs soins, alors que les politiques et les structures administratives ont été conçues par des Blancs. Il faut voir ces infirmières comme des alliées et non comme des « infirmières problématiques » . Il est primordial de les écouter et d’éviter que tout le poids du travail de lutte contre le racisme et la discrimination repose exclusivement sur leurs épaules.
Changer les structures en place constitue un travail colossal. Nous proposons de commencer par travailler sur nous-mêmes et nos pratiques en tant qu’infirmières. Pour réussir, il nous faut d’abord voir la culture comme dynamique et évolutive. Cette conscience nous permet de faire preuve de sensibilité culturelle, c’est-à-dire de reconnaître et de respecter les différences de l’ « autre » et de sa culture [4] . Nous devons nous interroger sur la manière dont notre propre culture influe sur nos interactions cliniques avec les Autochtones. Nous devons reconnaître que nos propres attitudes, biais et préjugés peuvent affecter la qualité des soins que nous donnons. En tant qu’infirmières, nous avons la responsabilité de développer notre sensibilité culturelle par le biais de formations, de lectures, de documentaires (voir les suggestions en encadré) ou encore, en posant directement des questions aux personnes concernées.
Cette prise de conscience nous permettra d’assurer des soins sécuritaires et équitables. Nous devons aussi réfléchir aux jeux de pouvoir présents dans notre système de santé et, ainsi, militer pour la justice sociale et exiger que les personnes autochtones et racisées puissent elles-mêmes définir ce que signifie , pour elles, un service sécuritaire et respectueux. Les infirmières doivent jouer un rôle actif dans le maintien de la sécurité culturelle en créant un espace de dialogue égalitaire et un partenariat entre les différentes cultures [5] . La compréhension des iniquités de pouvoir, l’éducation et la formation sont les principes fondateurs de la sécurité culturelle [6] . Les mesures énumérées ci-haut nous permettront de plaider pour les Autochtones et les personnes racisées et d’amorcer un dialogue sur le racisme systémique dans nos services de santé.
[1] Réclamer notre pouvoir et notre place, 2019. En ligne : www.mmiwg-ffada.ca/fr/final-report/
[2] ONU, « Genocide » . En ligne : www.un.org/en/genocideprevention/genocide.shtml
[3] Voir Wissam Mansour et Julia Posca, « Qu’est-ce que le racisme systémique ? ». En ligne : iris-recherche.qc.ca/blogue/qu-est-ce-que-le-racisme-systemique
[4] Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics, Écoute, réconciliation et progrès, 2019. En ligne : www.cerp.gouv.qc.ca/index.php ?id=2
[5] Lauren Baba, Sécurité culturelle en santé publique chez les Premières Nations, les Inuits et les Métis. , Prince George, Centre de collaboration nationale de la santé autochtone, 2013, 44 p. En ligne : www.ccnsa-nccah.ca/docs/emerging/RPT-CulturalSafetyPublicHealth-Baba-FR.pdf
[6] Elana Curtis et al. , « Why Cultural Safety Rather Than Cultural Competency Is Required to Achieve Health Equity », International Journal for Equity in Health , n o 18, 2019 . En ligne : equityhealthj.biomedcentral.com/articles/10.1186/s12939-019-1082-3