Éducation
25 ans des États généraux sur l’éducation. Le « virage du succès » ou celui de l a performite ?
En 1995-1996, à l’occasion d’États généraux sur l’éducation , le Québec était convié à un important examen de son système éducatif et à sa refondation. Vingt-cinq ans plus tard, les promesses et objectifs formulés ont-ils finalement été respectés ? Second article d’une brève série pour faire le point, alors que circulent des appels à une Commission Parent 2.0.
L’entreprise de modernisation des institutions scolaires sous la Révolution tranquille a sans conteste permis au Québec de passer en quelques années du régime de l’école de rang à celui de l’école de masse. Mais si la fréquentation de l’école secondaire a pu se généralis er, la diplomation a pour sa part atteint un plafond vers la fin des années 1980. Or, au même moment, face à l’émergence d’une société postindustrielle qu’on anticipe fondée sur le savoir, et dans un contexte de taux de chômage élevé chez les jeunes, le diplôme s’impose comme condition d’accès au marché du travail et au salut socioéconomique. Touchant 36% des élèves d’une cohorte au tournant des années 1990, le « décrochage » devient dès lors un problème social et économique.
Le virage du succès
Pour le Conseil supérieur de l’éducation (CSE), le décrochage n’est que le symptôme d’une institution essoufflée ; cela commande un examen global de l’école québécoise et l’ouverture de nombreux chantiers de rénovation. Mandatée pour piloter cette vaste réflexion, la Commission des États généraux sur l’éducation (CÉGÉ) dévoile son rapport [1] en octobre 1996, après dix-huit mois de consultations et de travaux. Pour relever, notamment, le défi du décrochage scolaire, elle convie la société québécoise à p oursuivre et intensifier le mouvement de démocratisation scolaire, cet « aspect inachevé de la réforme » issue du rapport Parent, notamment « en vue de passer de l’accès au succès » du plus grand nombre. La CÉGÉ mise sur une notion large de la réussite éducative, plutôt qu’instrumentale : l’école doit ouvrir des portes d’avenir à tout le monde.
À cette fin, elle doit s’adapter à l’élève, plutôt que l’inverse. C’est dire qu’il faut tout rénover, et les « chantiers » de la CÉGÉ en mènent large : freiner la stratification scolaire tout en diversifiant l’offre pédagogique, soutenir et intégrer les élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage, renforcer le soutien pédagogique et financier auprès des écoles et élèves des milieux défavorisés et des communautés culturelles, diversifier les voies de réussite, élargir l’accès à la formation professionnelle, soutenir les adultes en formation, varier les modèles d’encadrement pédagogique des élèves, élargir l’accès aux activités parascolaires, revoir les programmes d’enseignement en fonction d’approches actives, revoir la formation initiale et les mécanismes de développement professionnel du personnel enseignant, etc.
Des cibles de réussite…
La relance de l’école québécoise s’annonce vaste, et la CÉGÉ juge important d’imprimer une perspective précise aux efforts à fournir, en visant notamment l’atteinte de 85% de diplomation au secondaire (DES ou DEP) avant l’âge de 20 ans, sans toutefois préciser d’échéancier. Le CSE suggère l’an 2000. Le plan d’action de la ministre Marois le fixera à l’horizon 2010.
Alors que le retard de diplomation est significatif, la tâche est immense, et contemporaine de la politique de déficit zéro. De fait, certains pans de la réforme Marois, dont celle des programmes d’enseignement, prennent le pas sur la lutte au décrochage. Pour venir en aide à des groupes de la population plus vulnérables sur le plan scolaire, on promulgue coup sur coup le Programme de soutien à l’école montréalaise (1997), le Programme d’intégration scolaire et d’ éducation interculturelle (1998), ainsi que la Politique de l’adaptation scolaire (1999). Bien que ces programmes pour les milieux ciblés auraient pu être plus complets, mieux soutenus et mieux exploités, les évaluations confirment leur pertinence. Par contre, l’évaluation en 2010 de la stratégie d’intervention Agir autrement (2002), conclue à son incapacité à améliorer la persévérance et la réussite scolaires dans les écoles primaires et secondaires situées en milieux défavorisés. Elle sera pourtant reconduite.
Malgré 15 ans d’efforts, le taux de diplomation secondaire avant l’âge de 20 ans plafonne autour de 70% vers 2010 – soit 15% sous la cible initiale. Qualitativement, nombre des moyens déployés, bien qu’imparfaits, suivent l’esprit du rapport de la CÉGÉ ; c’est donc un succès mitigé. Quantitativement, c’est cependant un échec patent !
…à la gestion des résultats
On est donc très loin du compte et la société civile revient à la charge, exigeant qu’on remette la lutte contre le décrochage à l’agenda. Avec son plan d’action L’école, j’y tiens ! (2009), la ministre Courchesne ramène la cible à 80% de diplomation ou de qualification chez les moins de 20 ans pour 2020. Son plan prend notamment appui sur la politique de gestion axée sur les résultats (GAR) introduite dans le réseau scolaire public par la récente loi n o 88 (2008). Désormais, le gouvernement fixera ses attentes chiffrées et toutes les composantes du réseau devront présenter leur plan pour y parvenir, assorti d’objectifs mesurables et imputables. Cette approche purement managériale sera confirm ée en substance par le ministre Proulx avec son projet de loi n o 105 (2016) et sa Politique de la réussite éducative (2017), fixant à 90% le taux de diplomation et de qualification pour les moins de 20 ans d’ici 2030.
L’effet de ces choix politiques est loin d’être satisfaisant. D’abord, la pression exercée par la GAR à tous les échelons du système sacrifie d’emblée la qualité des enseignements, des interventions éducatives et des rapports humains, soumis à une rationalisation extrême. La course à la performance qu’elle induit pèse lourd sur la santé mentale des personnels et des élèves, ainsi que sur l’intégrité des processus, qui manifestent leurs effets pervers (ex. : notes gonflées) pour satisfaire aux exigences du système.
Ensuite, s’il est vrai que les indicateurs sont à la hausse ces 10 dernières années, cela mérite d’être nuancé. Par exemple, le taux de diplomation et qualification après 7 ans (l’indicateur désormais pris en référence) pour la cohorte d’élèves entrée au secondaire en 2012 atteint 81,7%, une fois prise en compte la dizaine de certifications et attestations maintenant reconnues (reflet de la diversification des voies de cheminement et de réussite voulue par la CÉGÉ). En fait, son taux d’obtention d’un diplôme (DES ou DEP) est de 77,6% en 7 ans (avant 20 ans), alors que seulement 67,8% des élèves ont décroché leur diplôme dans les temps (5 ans). C’est dire qu’au terme de vingt-cinq ans d’efforts, peu importe comment on calcule, le Québec n’a toujours pas atteint l’objectif fixé par la C ÉGÉ . Au bilan : maigre succès très relatif devant un défi persistant !
De la réussite éducative au productivisme scolaire
La CÉGÉ avait proposé de structurer la rénovation du système scolaire sur « des objectifs clairs à chaque ordre d’enseignement en matière d’accès et de diplomation » , dans une perspective de réussite éducative. Cette posture, insistait-elle, « comporte des obligations de résultats qui incitent les partenaires de l’éducation, mais aussi les partenaires sociaux, à trouver et à mettre en place les moyens d’atteindre les objectifs retenus ». Il était à l’époque question de délaisser le modèle bureaucratique et rigide hérité de la Révolution tranquille, au profit d’une approche plus souple fondée sur la responsabilisation des acteurs et des unités. Manifestement, le premier objectif de la CÉGÉ semble l’avoir emporté sur le second. Au fil du temps, les buts qui devaient donner une perspective structurante aux acteurs et aux réformes ont été révisés à la baisse et instrumentalisés en finalités du système, tandis que le changement de modèle de gestion, qui devait se faire en douceur et en soutien aux réformes, a pris le dessus sur ces dernières, et s’est traduit par une approche managériale et technicisée, prétextant de la réussite à tout prix.
Même si les résultats statistiques, pris indépendamment de ce qu’ils signifient réellement, montrent des signes encourageants, les moyens et chemins empruntés méritent donc une profonde réflexion critique. Et la finalité et le sens du diplôme bien davantage encore ! Désormais, l’insistance acharnée mise sur les cibles, les indicateurs et la diplomation comme finalité suprême, voire unique, du système semble constituer la principale motivation du réseau. Celui-ci apparaît destiné moins à former des citoyens critiques et autonomes qu’à produire efficacement des unités employables certifiées. Finalement, le projet humaniste, culturel et démocratique des ÉGÉ pourrait bien être enterré. Au bilan : échec sociétal !
[1] « Rénover notre système d’éducation : dix chantiers prioritaires ». En ligne : numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/39893.