Regards féministes
Les voix multiples d’Octobre 70
Septembre 2020. Par un après-midi d’automne, je me rends au cinéma Beaubien rejoindre ma grande amie Astrid (nom fictif). Elle, d’ascendance canadienne-française. Moi, Québécoise d’origine haïtienne. Nous allons voir le film Les Rose, portant sur ce qu’on appelle « la crise d’Octobre ». Ni elle ni moi n’étions nées au moment de ces évènements.
Je savais en grande partie ce qui allait m’être servi en allant visionner le film de Félix Rose, le fils de Paul Rose. Un récit dominé par des hommes, blancs, cisgenres. En tant que féministe et étudiante-chercheuse qui se penche sur les enjeux d’inclusion et de représentativité, j’ai toutefois fait le choix conscient de donner une chance au propos et au réalisateur. Parce que j’estime important de chercher à comprendre les multiples voix de notre histoire, de leur accorder le bénéfice du doute, même lorsqu’elles ne correspondent pas au point de vue qui est le mien. Non pas pour invalider ma perspective, mais pour mieux favoriser le dialogue. Pour se rassembler, il faut se voir dans nos particularités, sans courber l’échine devant ce qui nous distingue. J’ai choisi d’aller voir Les Rose pour réellement tendre l’oreille , pour mieux comprendre la société dans laquelle je suis née, où j’ai grandi, et pour mieux connaître tous les êtres humains qui la façonnent.
Dàs les premières secondes du visionnement, on comprend l’intention de réalisateur : humaniser sa famille aux yeux du public. Les Rose n’est pas un documentaire comme les autres. C’est un film autobiographique avec un regard qui se veut tout sauf objectif. La proposition est courageuse. Félix Rose ne cherche pas à glorifier les membres de sa famille ; il les remet en question à quelques moments, mais somme toute de manière assez timide. Cela étant dit, je ne pense pas qu’il pouvait en être autrement, pour des raisons évidentes.
Pauvreté et colonialisme
À la sortie du film, Astrid et moi en discutons pendant au moins une bonne heure trente. Pour elle, Les Rose lui rappelle l’histoire de son grand-père, la pauvreté, la précarité et le manque d’éducation dans lesquelles il a vécu et qui a caractérisé la réalité de plusieurs hommes, femmes et familles d’ascendance canadienne-française. Pour moi, bien que j’aie apprécié le film, je suis quelque peu agacée par l’emprunt du langage de l’anticolonialisme et de l’antiracisme pour parler de la situation des Québécois ·es de l’époque. Surtout quand on consid ère que la seule personne racisée que j’ai cru voir dans le film était la greffière lors du procès (en esquisse).
Félix Rose parle de Saint-Henri et de la Petite-Bourgogne, des quartiers où les Québécois ·es ont vécu dans des conditions de misère, avec un accès difficile à l’éducation, en raison de la domination des Canadiens anglais. Or, Saint-Henri et la Petite-Bourgogne, pour moi, ce sont notamment Oliver Jones, Oscar Peterson, ou le Colored Women’s Club. Ce sont des quartiers qui possèdent une riche histoire des communautés noires montréalaises, histoire qu’il me reste encore à découvrir davantage, car systématiquement effacée et éclipsée.
Le plus ironique est que plusieurs des personnes qui s’insurgent de l’oppression canadienne-anglaise à cette époque demeurent plutôt silencieuses lorsqu’il est question de la violence étatique envers les peuples noirs et autochtones, même à l’heure des mobilisations Black Lives Matter ou encore de la mort de Joyce Echaquan. Emprunter le langage de l’anticolonialisme et de l’antiracisme sans redonner leurs lettres de noblesse à ceux et celles qui ont créé des concepts et des analyses, cela est à la fois agaçant et prévisible.
Diversité effacée
Astrid acquiesce. « Ouais, c’est vrai qu’il n’y avait aucune diversité dans le film… » . En effet. Certains diront que c’est le reflet de l’époque. Mis à part des soup ç ons de féminisme saupoudrés ici et là à quelques moments, le récit dominant est celui auquel je m’attendais avant mon entrée dans le cinéma. Une très grande place est toutefois laissée à la mère de Paul Rose et à l’importance capitale qu’elle a eue sur son militantisme et sur l’homme qu’il a été.
Toutefois, j’exprime à Astrid que la diversité telle que je la conçois n’aurait peut-être pas eu sa place dans ce film, considérant l’intention du réalisateur. Elle me regarde, surprise et déstabilisée par ce que je viens de dire. C’est que de mettre « de la diversité pour mettre de la diversité » dans Les Rose aurait sonné faux. Ça aurait eu l’air « plaqué » . Et ça aurait complètement défait l’objectif d’inclusion et de représentativité pour lequel moi et plusieurs autres militons. Félix Rose était dans une quête et une démarche personnelle, ce que je ne peux critiquer. C’est un processus qui lui appartient et qu’il est en droit de faire.
Ce que je déplore, en revanche, c’est que ce soit ce récit qui domine tout ce qui est raconté autour d’Octobre 70 dans un spectre plus large. Toutes sortes de communautés étaient actives dans les sphères militantes à cette époque, avant, après et encore aujourd’hui. Elles sont systématiquement effacées, invisibilisées, ignorées. On ne leur donne à peu près jamais une tribune de choix et accueillante pour faire valoir un regard alternatif sur les évènements emblématiques de notre histoire, sous prétexte que c’est « trop compliqué » pour le public et que ça n’intéresse personne.
Voir les choses ainsi est une insulte à notre intelligence collective et nous maintient dans un statu quo aux plans culturel, politique et social. Mettre ces différentes perspectives en croisement, et ce, avec bienveillance, serait profondément novateur. À une époque de grandes mobilisations sociales, la population québécoise a soif de regards complexes sur une histoire complexe. Pour mieux comprendre. Pour mieux se comprendre. Pour mieux s’unir sans édulcorer nos particularités respectives. Pour mieux avancer, ensemble. Je nous crois, à la fois de manière naïve et lucide, capables de mieux, car j’estime que nous méritons mieux.
Histoire féministe et anti-raciste
En 1970 est paru le rapport de la Commission Bird [1] . Ce rapport a émis d’importantes recommandations concernant l’équité salariale, les congés de maternité, la mise en place d’un réseau national de garderies, un accès amélioré à la contraception et l’avortement, des modifications au droit familial, une éducation non sexiste, de meilleures conditions pour les femmes, qu’elles soient au foyer ou sur le marché du travail, ou encore la fin des dispositions sexistes de la Loi sur les Indiens , qui faisaient perdre leur statut aux femmes autochtones en cas de mariage avec un non-Autochtone. La tenue même de la Commission résulte des revendications et de la mobilisation de groupes de femmes. Ce qu’il faut en comprendre, c’est que les femmes étaient très actives en 1970, tout comme les militant ·e· s antiracistes. On n’a qu’à penser à l’Affaire Sir George William, en 1969, et au procès des étudiant·e· s qui s’en est suivi.
Par hasard, deux jours après avoir visionné le film, j’ai été invitée à prendre part à l’exposition Je suis une femme d’octobre , du Théâtre ESPACE GO [2] . L’exposition entièrement gratuite, organisée à l’occasion du 50 e anniversaire de la crise d’Octobre, se voulait une « réponse » au récit dominant sur ce moment de notre histoire collective. Le comité artistique était composé de Jenny Cartwright, Marilou Craft, Emeline Goutte, Viviane Michel, Caroline Monnet, Emilie Monnet, Ginette Noiseux, Annie O’Bomsawin-Bégin, Alexandra Pierre, Camille Robert et la chercheuse en résidence Emmanuelle Sirois. L’exposition déambulatoire visait à éclairer les angles morts de l’histoire sous une lunette féministe et antiraciste, du mouvement #MeToo et de la Marche mondiale des femmes, à Idle No More et aux luttes des femmes autochtones, en passant par les mobilisations des femmes sud-asiatiques ou les mouvements contre la guerre en Irak.
Toutes ces perspectives sont valables, riches et méritent d’être entendues. Or, pourquoi seules certaines parties de notre histoire trouvent-elles une résonance dans l’espace public et médiatique, alors que d’autres sont systématiquement tues, invalidées, voire jetées aux poubelles et balayées du revers de la main ? Des discussions franches, à cœur ouvert, entre des personnes ayant des histoires à la fois communes et distinctes – comme celle que j’ai eue avec Astrid –, ça manque cruellement au Québec. Pour ma part, j’en ai soif. Et nous avons tout en main pour pouvoir aborder les choses avec profondeur, au bénéfice de l’ensemble des Québécois ·es, peu importe leur identité ou leurs origines.
L’exposition Je suis une femme d’octobre , un projet absolument magnifique, a été très peu médiatisée. C’est comme si on manquait toujours de confiance en nous. On se voit encore comme des enfants, incapables d’échanger, de débattre, de se voir réellement l’un et l’autre dans notre vulnérabilité et notre authenticité. Avec le beau et avec ce qui dépasse. Et pourtant, on aime tellement se décrire comme de fiers révolutionnaires.
[1] La Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (1967-1970) visait à recommander des mesures pour assurer l’égalité des chances pour les hommes et les femmes dans tous les aspects de la société.
[2] Certaines installations réalisées pour l’exposition sont encore en place, sur le boulevard Saint-Laurent, à Montréal. Les autres documents peuvent être consultés sur le site Web du théâtre : espacego.com/saison-2020-2021/je-suis-une-femme-d-octobre