Racisme systémique. Pirouettes et bistouri

No 086 - décembre 2020

Sortie des cales

Racisme systémique. Pirouettes et bistouri

Jade Almeida

Le 28 septembre 2020, Joyce Echaquan, une femme atikamekw de 37 ans, meurt à l’hôpital de Joliette. Sept minutes de son calvaire sont enregistrées et diffusées en direct sur Facebook. Sept minutes ponctuées par ses appels à l’aide et ses cris de douleur, alors que le personnel de santé l’insulte et se moque d’elle. Sept minutes de cruauté qui provoquent un tollé au Québec.

Très vite la réponse politique québécoise s’enclenche. François Legault prend l’affaire très au sérieux et il le fait savoir, photo à l’appui sur Twitter. Il y a des renvois : une infirmière puis une préposée aux soins, et de grands discours : « l’État a failli à son devoir », reconnait Legault le 6 octobre 2020, et « pendant des décennies les peuples autochtones ont fait l’objet de discrimination par les différents paliers du gouvernement ». Choc ! Le premier ministre s’apprête-t-il officiellement à reconnaitre le racisme systémique ? L’horreur des derniers moments de Joyce Echaquan sera-t-elle le point de non-retour pour le gouvernement québécois ? Pas si vite : « S’il y a un système, je ne le connais pas. Je sais qu’il y a du racisme, puis je vais me battre. Je n’en veux pas de racisme au Québec ». Ah, pour quelqu’un qui ne connait pas le système, le premier ministre semble pourtant en donner une très bonne définition. Sa pirouette est tellement rapide qu’elle donne le tournis.

Des enquêtes sont en cours pour faire toute la lumière sur la situation à l’hôpital de Joliette, martèle-t-il, les renvois semblent témoigner de la bonne foi des autorités. Puis, il veut discuter avec les représentants des Premières Nations. L’ordre des infirmières aussi veut avoir une discussion, il semblerait qu’une queue va se former pour parler avec les représentants. Qu’à cela ne tienne, le premier ministre québécois est « optimiste que les représentants des différentes nations vont accepter de discuter, de négocier, de lutter contre le racisme sans qu’on ait à changer notre position sur le racisme systémique ». C’est un danseur, François Legault, il enchaine les pirouettes les plus virevoltantes qui soient.

Mais il a de qui tenir ! À vrai dire il a plus de 400 ans de modèles sur lesquels s’appuyer, une danse bien chorégraphiée dont les pas sont d’une efficacité redoutable. D’autant plus que le modèle a été essayé, testé, prouvé et renforcé pas seulement au Québec, mais à l’international. Comment se sortir d’un cul-de-sac sans avoir à remettre en question tout un système ? Minimisez le phénomène : faites-le reposer sur des personnes bien précises, dans un lieu ciblé et avec une limite dans le temps spécifique. Lancez des enquêtes dont vous ne pouvez parler concrètement parce qu’elles sont toujours en cours. Renvoyez quelques personnes et assurez-vous que le public est au courant que des coupables ont été trouvés et punis comme il se doit. Enfin, trouvez un défaut à blâmer dans la machine sans pour autant questionner l’ensemble.

Même dynamique de fond, nation différente

On prend un autre exemple ? Le 29 décembre 2017, Naomi Musanga, une femme noire de 22 ans, française résidant à Strasbourg, meurt quelques heures après s’être vu refuser une intervention du Service d’aide médicale urgente (SAMU). Son appel à l’aide est enregistré, puis diffusé par le site alsacien Heb’di le 27 avril 2018. Moins d’une minute durant laquelle Naomi supplie d’une voix faible qu’on lui envoie une ambulance. Elle explique qu’elle a mal partout, qu’elle va mourir. L’opératrice lui répond moqueusement qu’elle exagère, interpelle une collègue pour rigoler du fait que Naomi a d’abord appelé la police, réplique que de toute façon tout le monde finit par mourir. Et met fin à l’appel après lui avoir indiqué d’appeler plutôt SOS Médecins. Naomi meurt quelques heures plus tard à l’hôpital de Strasbourg, où elle aura finalement été conduite.

L’échange provoque un tollé sur les réseaux sociaux. Très vite la ministre de la Santé de l’époque, Agnès Buzyn, réagit sur Twitter pour dénoncer les circonstances de la mort de Naomi. Elle réclame une enquête sur ce qu’elle nomme des « dysfonctionnements ». Une enquête judiciaire est lancée sur l’affaire, une opératrice est suspendue de ses fonctions pour une durée de 2 ans et… c’est tout (*bruits de criquets*). Le sujet du racisme, le fait que Naomi était noire, que son nom de famille épelé d’une voix dure par l’opératrice ne correspond pas à l’idée de la France, que sa voix ne sonne pas comme ce qui est associé aux voix caucasiennes, tout cela se retrouve vite couvert par un angle d’approche bien plus politiquement recevable. Une pirouette d’une élégance à faire frémir. Là encore le modèle est appliqué. On a une suspension d’employée, des enquêtes en cours et des rapports à écrire, les mots « racisme systémique » ne sont jamais invoqués (on préfère le terme de « dysfonctionnement »), le service d’appels d’urgence médicale et l’hôpital de Strasbourg sont passés au crible, mais on se garde d’en faire un sujet sur l’institution médicale. Il s’agit d’une personne qui a fauté dans un milieu et à un moment précis. Le SAMU est débordé, nous explique-t-on, d’ailleurs les chiffres sortent en rafale sur le nombre d’appels reçus par an, sur les heures supplémentaires qui s’accumulent, sur le manque de moyens, sur un service à moderniser, sur des formations à remodeler. C’est une erreur causée par un manque de moyens et de discernement ou d’empathie selon les discours : rien de plus, rien de moins. S’il y avait eu du temps, s’il y avait eu de l’argent, s’il y avait eu plus d’employé·e·s, et si et si et si…

Milieu médical : code noir

Et tout ce discours de « dysfonctionnement » est vrai. Le système médical dans son ensemble est en panne : les tâches sont lourdes à tous les niveaux, les moyens manquent et les conditions de travail se dégradent d’année en année. La pandémie actuelle est une loupe grossissante. Les pires travers de nos institutions de soin sont multipliés à l’extrême par les ravages causés par le coronavirus.

Mais la machine est en marche, la machine est en marche depuis plus de 400 ans et elle sait pertinemment faire le tri pour passer aux broyeurs les corps jetables. Dans un milieu médical qui se désagrège, les victimes les plus durement touchées sont issues des communautés dont la destruction a été et est toujours concomitante au bon fonctionnement de la machine. Rien d’étonnant à ce que les communautés racisées les plus pauvres soient disproportionnellement représentées parmi les victimes de la pandémie. Si la pandémie fonctionne comme une loupe, elle grossit sans aucune concession les rouages de la machine que les discours politiques tendent à vouloir ignorer en allant danser bien plus loin.

Ce qu’il y a de plus glaçant avec les histoires de Joyce Echaquan et Naomi Musanga, d’encore plus violent que l’horreur diffusée sur les réseaux sociaux, ce sont toutes ces autres histoires qui ne laissent pas de traces. Toutes les victimes dont le traitement condescendant n’a pas été capturé en vidéo. Celles dont les insultes n’ont pas été enregistrées en audio. Celles à qui on a donné des soins trop tard parce qu’on refusait de croire leurs symptômes, qu’on a ignorées dans les salles d’attente, qu’on a manipulées avec violence, qu’on a culpabilisées d’oser occuper un lit, d’oser appeler à l’aide, d’oser vouloir être traitées comme des êtres humains qui méritent de voir leur vie être protégée. C’est dans le silence et à l’abri des regards que toute l’horreur de la machine se déploie. Et sur la musique sourde de rouages bien huilés, nos plus puissants dansent.

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