Les travailleuses et les travailleurs agricoles saisonniers au temps de la pandémie de COVID-19
Au Canada, plusieurs travailleurs·euse·s (im)migrant·e·s subissent de la discrimination. C’est le cas, entre autres, des travailleurs·euse·s étranger·ère·s agricoles, qui arrivent au Canada en provenance du Mexique, de l’Amérique centrale et des Caraïbes à travers le Programme de travailleurs étrangers temporaires (PTET). La situation s’est aggravée en 2020, avec la pandémie.
La situation au Canada est marquée par des politiques migratoires comme le PTET, axées sur les besoins économiques et démographiques, visant à combler la demande grandissante de main-d’œuvre de divers secteurs. En fait, depuis la création du Canada, le maintien et la consolidation de l’agriculture canadienne repose en grande partie sur la force de travail migrante.
Dans ce contexte, des organisations comme le Centre de travailleuses et de travailleurs immigrants (CTI) dénoncent depuis longtemps des cas de de traite humaine et des situations s’apparentant à de « l’esclavage moderne ». Diverses violations aux droits des travailleurs·euse·s étranger·ère·s agricoles ont été documentées au fil des ans. Le contrôle et la peur alimentée parmi les travailleurs·euse·s (limites sur leur droit de changer d’employeur, accès limité aux soins de santé, conditions de travail abusives, crainte de dénoncer l’employeur·euse, etc.) ont des graves impacts sur leur vie, notamment sur leur santé physique et psychologique. Les revendications formulées par les travailleuses et les travailleurs ainsi que par les organismes comme le CTI remettent en question la structure du PTET, notamment le statut migratoire octroyé aux travailleurs·euse·s. Celui-ci est à la base de la vulnérabilité et de la précarité de leurs conditions de vie et de travail au Canada.
La situation actuelle
Chaque année, autour de 60 000 personnes arrivent au début de la saison agricole pour travailler dans la récolte des fruits et des légumes partout à travers le Canada. En avril, la province du Québec accueille habituellement plus ou moins 16 000 personnes. Cette année, la pandémie est apparue au début de la saison agricole. Cette situation a alarmé l’Union des producteurs agricoles du Québec (UPA), car sans l’arrivée des travailleurs·euse·s étranger·ère·s temporaires, l’agro-industrie canadienne peut traverser une profonde crise. Pour cette raison, en mars, le Canada a permis exceptionnellement leur entrée sur le territoire (après la fermeture des frontières).
Le contexte de la pandémie a rendu plus visible le fait que dans plusieurs secteurs jugés essentiels et qui constituent des piliers importants de l’économie canadienne (comme ceux de l’alimentation, de l’agriculture, de l’entretien, de l’entreposage et de la santé), il y a des cas graves d’exploitation des travailleurs·euse·s. Ces secteurs se caractérisent par la précarité des conditions de travail et sont occupés majoritairement par des personnes issues de l’(im)migration et qui dans la plupart des cas ont un statut précaire : personnes avec un statut temporaire, des résident·e·s permanent·e·s, des réfugié·e·s, des demandeur·euse·s d’asile ou des personnes sans statut.
La situation des travailleurs·euse·s migrant·e·s ainsi que leurs luttes et leurs revendications ne sont pas nouvelles. Nous ferons un survol des enjeux qui ont été soulevés par la pandémie de COVID-19 et des actions menées pour faire pression sur les divers paliers gouvernementaux afin d’exiger des conditions de vie dignes, ainsi que la régularisation pour tous et toutes. Nous partagerons également des réflexions sur les impacts des politiques canadiennes (politiques, économiques, extractives et migratoires) sur les pays d’origine des travailleurs·euse·s étrangers ainsi que sur les parcours migratoires [1].
Exploitation et précarité : du recrutement au logement
Le PTET existe officiellement depuis 1973 et comprend différents volets qui ont été créés en réponse à la pénurie de main-d’œuvre des divers secteurs d’activité au Canada. Parmi ceux-ci, il y a le Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS), qui octroie un permis de travail fermé. Ce dernier constitue une contrainte majeure dans la mesure où le séjour au Canada dépend alors du maintien de l’emploi associé exclusivement à un employeur. Cela rend une personne plus vulnérable aux abus et aux violations de ses droits dans son milieu de travail. La perte de l’emploi peut ainsi les exposer à une situation économique, sociale et légale encore plus précaire.
Les pratiques abusives vécues par les travailleurs·euse·s commencent dès le processus de sélection dans leurs pays d’origine, à travers les agences de recrutement. Ces agences agissent comme intermédiaires et opèrent parallèlement au Canada et dans le pays de recrutement. Elles sont des compagnies privées chargées du processus de sélection et du lien entre les employeurs·euse·s et travailleurs·euse·s agricoles. Le processus de sélection demande, entre autres, de passer plusieurs examens physiques et médicaux avec des frais très élevés pour les démarches. Au cours du processus, les travailleurs·euse·s sont souvent exposé·e·s à des fraudes et sont souvent obligé·e·s de s’endetter dans leurs pays d’origine pour venir travailler au Canada. Le peu de contrôle et de supervision du processus de recrutement de main-d’œuvre temporaire favorise ainsi des situations déplorables.
Dans la plupart des cas, ces personnes arrivent au Canada sans une idée claire des conditions de vie et de travail qui les attendent et incapables, dans une grande proportion, de communiquer dans les langues officielles du pays (français ou anglais). D’autres arrivent avec une meilleure connaissance du milieu, car ils et elles remplacent des membres de leur famille qui ne peuvent plus venir pour plusieurs raisons (retraite, capacité physique détériorée, etc.). La méconnaissance des droits et la barrière de la langue, entre autres, contribuent aux difficultés rencontrées pour exiger le respect et dénoncer les abus subis dans le milieu de travail.
Parmi les dénonciations recueillies, on trouve des situations extrêmes comme la rétention du passeport et du permis par l’employeur·euse, le harcèlement (psychologique et sexuel), le contrôle et l’interdiction des déplacements en dehors de la ferme lors des jours de congé, les logements insalubres, les longues journées de travail ainsi que le non respect des journées de congé.
Cette exploitation de la part des employeur·euse·s peut entraîner des problèmes physiques et psychologiques importants qui malheureusement, dans une grande proportion, ne sont pas rapportés aux agences gouvernementales responsables du maintien de la santé et la sécurité dans les milieux de travail. De plus, lorsqu’il y a des dénonciations, peu de ces cas arrivent au bout du processus, ce qui permettrait une reconnaissance des torts et/ou une compensation.
Les travailleurs·euse·s étranger·ère·s temporaires, dont celles et ceux de l’agriculture, vivent ainsi des situations d’hyper-précarité (précarité du statut, précarité de l’emploi, précarité linguistique [2]) ou un cumul de précarités [3].
Les défis en contexte de pandémie
L’organisation Justice for Migrant Workers en Ontario tout comme le CTI au Québec ont reçu des plaintes dénonçant un manque de mesures de protection sanitaire et des difficultés à faire respecter la distanciation physique sur les fermes, dans les milieux de travail et de vie. Une des revendications, qui ne date pas d’hier, est l’accès à un logement digne. L’insalubrité, la surpopulation et les mauvaises conditions des logements font partie du quotidien des travailleurs·euse·s.
De manière générale, l’amélioration des pratiques de sécurité et de protection reste un enjeu majeur : on dénombre chaque année de nombreux cas d’accidents de travail et de dégradation de la santé physique et psychologique des travailleurs·euse·s. Dans le contexte de la pandémie de COVID-19, les risques et dangers auxquels sont exposé·e·s les travailleurs·euse·s du secteur agricole, tout comme celles et ceux d’autres secteurs d’emploi jugés essentiels, semblent donc voués à s’aggraver. Récemment il a été rapporté que la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) a reçu presque autant de plaintes durant les trois premiers mois de la pandémie qu’elle en reçoit habituellement en une année (plus de 1600 [4]).
Tout comme avant la pandémie, les organisations exigent de renforcer les mesures d’inspection des fermes, presque inexistantes. Le danger est tel que les travailleurs·euse·s en provenance de la Jamaïque, par exemple, ont dû signer une renonciation à poursuivre le gouvernement jamaïquain pour tout coût, perte ou dommage liés à une exposition à la COVID-19 [5]. Au mois d’avril, des cas positifs de COVID-19 ont été confirmés dans des fermes en Colombie-Britannique, et depuis juin dans la province de Québec.
De plus, le Réseau d’appui aux travailleuses et travailleurs agricoles migrant-e-s au Québec (RATTMAQ) a dénoncé, un mois après le début de la saison agricole, qu’en raison de la pénurie de main-d’œuvre, les travailleurs·euse·s sont contraints de travailler en moyenne 17 à 18 heures par jour. Récemment, le Canada est arrivé à un accord avec le gouvernement mexicain afin de renforcer la sécurité dans les fermes après que trois travailleurs étrangers temporaires en provenance du Mexique soient morts des suites de la COVID-19. Pour faire pression, le Mexique avait suspendu le voyage de ses ressortissant·e·s qui devaient travailler dans le secteur agricole [6]. Toutefois, des inquiétudes demeurent en ce qui concerne les mesures à prévoir par des gouvernements complices et responsables de multiples violations des droits des travailleurs·euse·s au fil des ans.
Les revendications historiques des travailleurs·euse·s migrant·e·s
Dans le contexte actuel de crise, la lutte pour la dignité et les droits de travailleurs·euse·s migrant·e·s acquiert plus de visibilité et ne peut plus continuer à être ignorée. Il est crucial de faire avancer la reconnaissance et le respect des droits historiquement niés aux travailleurs·euse·s migrant·e·s au Canada : la régularisation pour toutes les personnes ayant un statut précaire, des conditions de travail décentes et un salaire juste et digne, ainsi qu’un accès à la santé et aux prestations sociales.
Le travail agricole, parmi tant d’autres, est indispensable pour la reproduction de la vie. Pourtant, ce sont les travailleurs·euse·s étranger·ère·s agricoles qui font ce travail essentiel que les Canadien·enne·s ne souhaitent pas faire. Leurs droits ne sont pas négociables, d’autant plus qu’ils et elles risquent leur vie pour le bien-être de la société canadienne. Sans le courage et la force de ces personnes, l’industrie agricole au Québec serait plongée dans une grave crise.
Leurs revendications font état de la possibilité d’une société meilleure, mais elles soulèvent aussi le fait qu’il y a un écart entre la vision que nous avons de nous-mêmes comme société démocratique et la réalité d’une société divisée par les privilèges accordés selon les statuts (économique, migratoire, etc.). Collectivement, aurons-nous le courage et la volonté de changer des situations d’injustice ? Nous espérons que nous serons capables d’améliorer ce qui doit l’être et, dans un futur pas si lointain, de dire : « nous avons été capables de changer ça ».
[1] Dans le cadre du projet « Les causes structurelles des migrations et le pouvoir d’action des travailleurs-euses migrant-e-s » mené par le CDHAL, le CTI et Solidarité Laurentides Amérique centrale SLAM.
[2] Frozzini, J., et Law, A.J. (2017). Immigrant and Migrant Workers Organizing in Canada and the United States : Casework and Campaigns in a Neoliberal Era. Lanham, MD : Lexington Books ou Lewis, H., Dwyer, P., Hodkinson, S., & Waite, L. (2015). « Hyper-precarious lives : Migrants, work and forced labour in the Global North ». Progress in Human Geography. 39(5), 580-600.
[3] Gravel, S., & Dubé, J. (2016). « Occupational health and safety for workers in precarious job situations : combating inequalities in the workplace ». E-Journal of International and Comparative Labour studies, 5(3).
[4] Crête, M. (n.d.). « La CNESST inondée de plaintes », Le Devoir, 3 juillet 2020.
[5] Mojtehedzadeh, S. (2020, avril 13). Migrant farm workers from Jamaica are being forced to sign COVID-19 waivers. The Star, 13 avril 2020.
[6] Dib, L., & La Presse canadienne. (2020, juin). « Les employeurs négligents seront punis, affirme Justin Trudeau », Le Devoir, 23 juin 2020.