Sous la loupe
Quels droits pour les travailleuses et travailleurs migrants temporaires ?
Alors qu’elles et ils rendent possible la souveraineté alimentaire au Québec, les travailleuses et travailleurs migrants sont invisibles et leurs voix, inaudibles. Ils et elles sont pourtant régulièrement victimes de graves violations de leurs droits. La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a même dénoncé la discrimination systémique à leur égard depuis 2011. À bâbord ! a rencontré Michel Pilon et Mostafa Henaway [1], qui œuvrent au quotidien à la défense de leurs droits. Propos recueillis par Amélie Nguyen.
À bâbord ! : Les gouvernements semblent faciliter, d’une part, l’immigration temporaire des travailleuses et travailleurs non qualifié·e·s pour répondre aux besoins en emploi et, d’autre part, restreindre de plus en plus l’accès à la résidence permanente et à la citoyenneté. En quoi cette tendance répond-elle aux nécessités de l’économie capitaliste globale ?
Mostafa Henaway : Selon l’économiste Jim Stanford, entre 2007 et 2011, plus de personnes sont venues au Canada dans le cadre du programme de travailleurs temporaires que pour obtenir la résidence permanente. Le tiers des emplois créés durant cette période l’ont été pour des travailleuses et travailleurs migrants temporaires. Selon l’Organisation internationale des migrations, des 250 millions de migrant·e·s à travers le monde, 150 millions seraient des travailleuses et travailleurs migrants.
Lorsqu’on se penche sur le discours porté par le gouvernement Legault ou le Parti conservateur, on remarque qu’ils ne sont pas spécifiquement « anti-immigration ». Ce qu’ils souhaitent, c’est contrôler le nombre de travailleuses et de travailleurs disponibles et contrôler leur répartition de façon à ce que les employeurs soient avantagés. C’est une tendance caractéristique de l’économie globalisée.
Si la production est très forte, il faut plus de main-d’œuvre. Pourtant, le gouvernement Legault a aussi affirmé la nécessité de plafonner l’immigration, car les gens d’ici ont besoin d’emplois. Mais quels types d’emplois sont disponibles dans cette économie ? Une grande part se trouve en agriculture et dans les services, comme notamment les postes de préposé·e·s aux bénéficiaires pour les aîné·e·s. Ce sont des emplois en demande, mais très exigeants. Le taux de roulement est important, et les profits, volatiles. Le programme des travailleurs migrants devient la seule source de main-d’œuvre pour ce domaine. Il existe une pression constante à la baisse des salaires et ce sont les travailleuses et travailleurs migrants qui remplissent le vide.
Emploi et Développement social Canada (EDSC) reconnaît d’ailleurs que les travailleuses et travailleurs migrants contribuent aux programmes sociaux, en particulier dans le secteur agricole, mais qu’ils n’ont pourtant pas accès aux mêmes avantages sociaux, ce qui rend ces programmes de plus en plus rentables pour les gouvernements.
Il est impossible de déplacer une ferme ou un abattoir de porcs en Chine ou au Bangladesh. Ce n’est pas comme le textile, ces exploitations doivent rester ici. Je pense que de plus en plus d’employeurs tentent de trouver des moyens de s’assurer que ces lieux de travail ne soient pas syndiqués, que ces travailleurs demeurent vulnérables et loyaux. Les employeurs savent que ces migrant·e·s ont accès à de meilleurs salaires ici qu’au Guatemala, au Honduras ou au Mexique et qu’ils souhaitent accéder à l’emploi ici. Une situation rêvée pour les employeurs, qu’ils utilisent contre les travailleuses et travailleurs.
Michel Pilon : On a créé une sorte de régime de droit différent pour ces travailleuses et travailleurs-là. En principe, ils ont les mêmes droits, mais pas quand il s’agit de les exercer. Bien sûr, les normes du travail s’appliquent. Un travailleur mexicain ou guatémaltèque qui a un accident de travail et qui se fait congédier a toujours le droit de contester son renvoi. Mais qu’est-ce que ça donne, rendu au Mexique ou au Guatemala, de plaider un congédiement illégal ? Comment le revendiquer ? En plus, quand la date d’audition arrive, un visa est nécessaire et n’est presque jamais accordé aux plaignant·e·s. Les travailleuses et travailleurs perdent leurs droits ici. D’une certaine manière, on a importé un peu des conditions de travail de leur pays.
On constate une déstabilisation des emplois, ici, au Québec. Il n’y a pas beaucoup de Québécois·es et de Canadien·ne·s qui veulent aller travailler dans les champs avec ces conditions de travail. Il y a quelques semaines, le président d’Olymel demandait au gouvernement fédéral de briser le plafond de 10% de main-d’œuvre temporaire et de le doubler à 20%, parce qu’il cherche des gens intéressés à travailler dans ces conditions. Lorsque des gens d’ici arrivent, on n’augmente pas les salaires dans ces industries. On maintient les conditions de travail les plus basses possible et ces travailleuses et travailleurs servent de cheap labor, purement et simplement, ce qui permet de maintenir les coûts de ces entreprises très bas.
ÀB ! : Quels sont les principaux obstacles pour accéder à leurs droits ? Pouvez-vous nous expliquer certaines des violations de droits existantes ?
M.P. : Lorsqu’il s’agit de contester une décision de l’employeur, ils ont peur, et avec raison, parce que dès le lendemain matin, s’ils commencent à se plaindre, ils sont retournés chez eux. Malgré ce que l’on peut penser, malgré le travail très dur, les travailleuses et travailleurs migrants veulent être ici, car le salaire est beaucoup plus élevé ici que ce qu’ils peuvent gagner chez eux. Souvent, l’argument de l’employeur est d’ailleurs qu’ils veulent travailler. Par exemple, il est de la responsabilité de l’employeur de donner une journée de repos obligatoire par semaine, peu importe si le travailleur veut travailler le plus possible. Ce n’est pas vrai qu’en travaillant 7 jours par semaine pendant tout l’été, entre 12 et 14 heures par jour, un·e employé·e va être en forme. C’est là que les accidents de travail arrivent. Il y a eu plusieurs cas d’accidents de travail et même des décès. Plusieurs de ces accidents ne sont pas déclarés.
Sans connaître le français, il est difficile pour les migrant·e·s de comprendre leurs droits ou les directives qui pourraient les protéger. En ce moment, ils n’ont pas accès à des cours de francisation. Cela fragilise leur droit à la santé, car des interprètes sont nécessaires lors de consultations avec leur médecin. Ces interprètes sont trop souvent fournis par l’employeur et peuvent lui transmettre des informations personnelles sur les patient·e·s. Au Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec (RATTMAQ), nous avons bâti un réseau de bénévoles qui les accompagnent lors de consultations en jouant le rôle d’interprètes. Nous donnons aussi des cours de français.
De plus, leur passeport et leur carte d’assurance maladie sont parfois confisqués par l’employeur qui exerce un contrôle important sur leur vie privée. Par exemple, certains doivent signer un engagement (code de vie) qui les oblige à ne pas boire d’alcool durant leur séjour, ou encore, à être constamment accompagné·e·s pour aller faire leurs emplettes. L’état des logements fournis par l’employeur est souvent pitoyable.
Au Québec, 60% des fermes sont de petites fermes de 2 à 5 travailleurs, en particulier dans le secteur laitier. Depuis l’adoption de la loi 8 au Québec, les petites fermes ne peuvent pas se syndiquer, ce qui prive les travailleuses et travailleurs de leur droit d’association.
M.H. : Les difficultés d’accès aux droits débutent lorsque les personnes paient des frais aux recruteurs, même si c’est illégal. Elles sont déjà endettées, avant même de quitter leur pays. Les migrant·e·s craignent de ne pas être capables de payer leur dette, ce qui donne déjà du pouvoir à l’employeur. Ils ne sont pas libres de leurs mouvements au quotidien et sont aussi isolé·e·s. Contrairement à ce qui a cours en Ontario, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) ne fait pas de visites-surprises. Il y a des employeurs qui ont reçu des amendes de manière répétée pour les mêmes infractions. Les amendes ne sont que de 600 à 1000 $ ! Même lorsqu’il y a de graves enjeux de santé et sécurité, des accidents constants, même s’ils avaient accès à leurs droits, il faut se demander si les employeurs changeraient leur comportement, car les pénalités sont trop faibles. Dès que des travailleuses et travailleurs tentent de se syndiquer, les employeurs les menacent de les déporter.
ÀB ! : Ces derniers temps, quelques avancées ont pourtant eu lieu quant aux législations provinciales et fédérales…
M.H. : EDSC a finalement mis en place un programme-pilote où les travailleuses et travailleurs migrants en crise pourront bénéficier dans les 5 jours d’un permis ouvert pendant qu’ils portent plainte contre l’employeur.
M.P. : C’est un très beau règlement, mais nous souhaiterions que ce soient tous des permis ouverts dès le départ. Le projet-pilote est en cours en Colombie-Britannique et on parle de résultats très positifs. Nous attendons l’application de ce règlement, le règlement 50, dans l’ensemble du Canada, c’est une belle avancée.
M.H. : Dans la réforme de la loi sur les normes du travail, on a enfin commencé à réglementer les agences de recrutement. On reconnaît que le changement est nécessaire et que les employeurs doivent être réglementés et partager beaucoup plus d’informations avec les groupes sociaux. Les employeurs et les recruteurs auront maintenant à enregistrer les travailleurs temporaires lorsqu’ils commencent leur emploi et lorsqu’ils le quittent. Cela nous donnerait une meilleure compréhension de l’endroit où ils se trouvent et faciliterait le dialogue avec eux. Les employeurs pourraient avoir plus peur.
ÀB ! : Quels sont les principaux défis pour parvenir à organiser ces travailleuses et travailleurs ?
M.P. : L’accès à ces travailleuses et travailleurs est l’un des principaux défis. On se fait souvent virer à coups de pied. Si on les aborde quand ils font leurs emplettes, il y a des gardes qui les poussent et les empêchent de nous parler. Ils se font menacer « si tu parles à telle personne, tu vas perdre ton emploi ». Dans un pays libre, on devrait avoir le droit de discuter avec quiconque. En ce sens, la manière de les traiter ressemble beaucoup à la traite humaine. Le second défi est qu’il y a beaucoup de régions à couvrir avec peu de ressources, et ce sont souvent des ressources bénévoles.
M.H. : Cela prend un temps fou pour les défendre ! Ils ont une famille dans leur pays et des obligations et doivent rester au Canada pendant les procédures, ce qui paralyse leur existence. La quantité de ressources nécessaires pour défendre un petit groupe de travailleuses et de travailleurs est phénoménale, puisque les démarches sont toujours multiples : auprès de l’immigration, recours en droit du travail, en droit criminel, auprès de la CNESST, de Service Canada… ce sont tous des dossiers différents à défendre avec très peu de personnel, ce qui ne serait pas le cas pour un·e citoyen·ne canadien·ne.
ÀB ! : Quelles actions peut-on poser pour jouer notre rôle d’allié·e envers ces travailleuses et travailleurs ?
M.P. : Depuis 2008, le RATTMAQ organise des fêtes des récoltes, où nous distribuons des feuillets sur les droits des travailleuses et travailleurs et laissons le numéro de l’organisation en référence. Ces événements permettent aussi de faire connaître ces travailleuses et travailleurs-là aux Québécois·es et aux canadien·ne·s et souligner le fait que l’économie de leur région fonctionne grâce à eux. Je peux dire que s’ils n’étaient pas là, il y a des villages qui seraient fermés, carrément, parce qu’il n’y a pas beaucoup de travailleuses et travailleurs qui sont prêts à travailler comme eux. C’est une façon de les remercier d’être ici. On fait de l’organisation en même temps et les employeurs savent très bien ce qu’on fait.
On est en train de créer un programme de formation pour les nouveaux qui vont arriver. Je pourrai aller dans les fermes et donner une formation de quatre heures pour leur expliquer la vie au Québec et leurs droits, leur dire que l’employeur n’a pas le droit de retenir leur passeport ou leur carte d’assurance maladie, qu’ils ont accès à la santé et que s’ils ont besoin d’un médecin, on peut les accompagner.
L’exemple des États-Unis, avec la certification, en est un qui permettrait des améliorations en poussant les grandes compagnies alimentaires à traiter avec des employeurs qui sont certifiés. Je crois beaucoup au dialogue. Il faut s’assurer au niveau des employeurs et des ministères qu’on ait la même vision des choses. Le travail doit être fait à ce niveau-là. Depuis trois ans, je vois des avancées. Qui aurait dit que FERME [2] aurait été un jour d’accord avec le permis ouvert ? Ce serait bon pour tous de demander l’abolition des permis fermés, ce qui équivaut simplement à demander la liberté pour ces travailleuses et travailleurs. Ce ne seront plus des revendications des groupes communautaires, mais aussi des groupes de travailleuses et travailleurs. Il faut aussi financer adéquatement les groupes qui défendent leurs droits. Sans ressources additionnelles, il sera impossible d’y arriver étant donné le territoire à couvrir.
M.H. : Ce qui est le plus important en matière de mobilisation est d’être en mesure de faire connaître les revendications auprès de divers groupes. Il existe un film très intéressant, Le rêve des migrants qui peut être projeté dans les écoles, les églises. Des conférenciers, anciens travailleurs migrants, sont prêts à faire connaître leur parcours. Il faut profiter de l’ouverture politique actuelle pour continuer à faire pression, parce que plus les lois changent, plus il devient facile d’effectuer un travail de proximité avec toutes les travailleuses et travailleurs migrants. Il faut briser leur isolement. Nous connaissons l’image du bon fermier québécois au Marché Jean-Talon, mais il faut faire connaître le visage réel de l’agriculture québécoise.
Sans l’obtention de permis ouverts pour toutes et tous, il n’y aura pas de changement radical des conditions de plusieurs de ces travailleuses et travailleurs. Les propriétaires de fermes posent souvent la question : « mais les travailleurs vont-ils s’enfuir de la ferme ? ». Ils ne se demandent jamais : « pourquoi s’enfuient-ils ? » Ils agissent comme des maîtres d’esclaves, pas comme des employeurs normaux. Avec le permis ouvert, ils vont devoir modifier leurs pratiques pour conserver leurs employé·e·s, car le contrôle ne sera plus suffisant. Il ne s’agit pas seulement d’être solidaire de ces travailleuses et travailleurs, c’est à propos de nous comme société. L’amélioration de leurs conditions améliorerait les conditions pour tous les autres. C’est à propos de la nourriture que nous mangeons et que nous tenons pour acquise, soit ce dont nous avons le plus besoin comme société. C’est une aberration que nous puissions traiter les personnes les plus importantes pour nous de cette manière. Je n’ai pas besoin d’un iPhone… j’ai besoin de manger !
[1] Michel Pilon est directeur du Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec (RATTMAQ) et Mostafa Henaway est organisateur communautaire au Centre des travailleurs immigrants (CTI).
[2] FERME fait référence à la Fondation des entreprises en recrutement de main-d’œuvre agricole étrangère.