Dossier : Quel avenir pour le travail ?
Dématérialisation des lieux de travail
La dématérialisation des lieux de travail ne date nullement d’aujourd’hui. Par le passé, plusieurs préoccupations ont été soulevées quant au télétravail, soit l’exécution du travail à domicile, tel que l’effectuaient les couturières ou encore les pigistes. Avec l’avènement des ordinateurs portables, des téléphones intelligents ou des tablettes numériques, il devient de plus en plus aisé pour certaines travailleuses et certains travailleurs d’effectuer leurs tâches en dehors des murs de l’établissement de l’employeur. Pour autant, est-ce que les salarié·e·s y trouvent réellement un avantage ?
Au cours du 20e siècle, le « compromis fordiste » a permis d’offrir aux travailleurs une part dans les importants gains de productivité, contribuant ainsi à stimuler la consommation et, par ricochet, la production. C’est ce qu’on a nommé l’économie 2.0 [1]. Aujourd’hui, la profonde transformation des modes de production déstabilise l’organisation des ressources humaines. L’économie s’est diversifiée, après avoir été presque exclusivement basée sur la production de biens au sein des locaux de l’employeur. L’économie 4.0 a pris le dessus et conduit les entreprises à être – de manière exponentielle – de plus en plus concurrentielles entre elles, ce qui les pousse à rechercher des solutions, notamment celles qui consistent à baisser les coûts de production… Généralement, comme chacun sait, cela consiste à « se séparer » d’une partie de la masse salariale. Par ailleurs, les lois du travail, en l’occurrence le Code du travail, présument l’existence d’un lieu physique de travail pour mettre en œuvre la syndicalisation. Avec le temps, les lois ont pris un coup de vieux et n’ont pas été actualisées face à l’évolution de la société et certaines d’entre elles sont maintenant en complet décalage avec la réalité sociétale dont les travailleuses et travailleurs font les frais.
La dématérialisation / La rematérialisation
Mentionnons d’emblée qu’une partie de l’économie liée aux connaissances et aux savoirs continue d’exister dans des établissements physiques, soit matérialisés. Par ailleurs, ce que l’on nomme « l’économie du savoir » peut consister en un travail intellectuel, mais ce n’est pas toujours le cas.
Le phénomène de la dématérialisation de l’économie peut se décliner à différents degrés selon la charge de travail et la nature de la tâche à exécuter. Notre intérêt ici se limite à l’activité intellectuelle. Il est effectivement question de commercialiser « des connaissances et des savoirs », une force de travail impalpable. L’économie dématérialisée est basée sur des données permettant aux travailleuses et travailleurs d’effectuer leurs tâches depuis un endroit choisi – ou non – par eux : chez soi, depuis un « workcenter » ou dans un café.
Cette économie offre la flexibilité recherchée le plus souvent par les employeurs. Dans le meilleur des cas, la travailleuse et le travailleur fournissent une force de travail intangible et ne sont pas obligé·e·s d’être physiquement présent·e·s à un lieu déterminé d’avance ni d’exécuter leur travail à un moment précis. Si le fait d’effectuer un travail dans un lieu dématérialisé ne relève pas toujours des salarié·e·s, y trouvent-ils un réel avantage ?
Un travail minutieux
Le droit devrait pouvoir s’adapter à la situation contemporaine des relations collectives de travail. Il devrait permettre de reconstituer les contours de l’entreprise ou plutôt de l’établissement, qui en droit du travail constituent le principal palier de la syndicalisation et de la négociation collective. La loi devrait reconnaître l’établissement dans sa totalité malgré sa fragmentation issue de l’extériorisation du travail. Il faudrait démontrer qu’il y a une attache suffisamment claire et nette entre l’établissement et la travailleuse ou le travailleur pour que le lien d’emploi soit encore palpable. Cette démonstration devrait être répétée autant de fois qu’il y a de travailleuses et de travailleurs.
Cela nécessiterait de trouver un faisceau d’indices afin de mettre en évidence l’existence de l’établissement concerné par la dématérialisation, et ainsi le rematérialiser virtuellement. En effet, il faudrait identifier la présence d’une communauté d’intérêts malgré la distance qu’induit le télétravail entre les différents travailleurs et travailleuses. Par exemple, le fait que le contrôle de l’employeur sur l’exécution du travail demeure, et ce peu importe la distance, doit être vérifié. Avec les outils numériques nécessairement utilisés à l’occasion de la mobilité qui nous intéresse, il est facile pour l’employeur de savoir ce que la travailleuse ou le travailleur fait avec son ordinateur portable : exécution des tâches, consultation de pages Internet pour le travail ou pour son intérêt personnel, « vol de temps », etc. La travailleuse et le travailleur sont ainsi « traçables ».
D’autres indices de l’existence d’un établissement « rematérialisable » pourraient concerner le processus de sélection à l’embauche, l’offre de formation, l’assignation de fonctions, la fourniture d’outils numériques, le versement d’avantages sociaux, etc. Il conviendrait aussi d’analyser différentes lois sociales telles que la Loi sur la santé et la sécurité du travail ou encore la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles afin de voir s’il existe ou non d’autres indices concernant l’établissement. Mettre en évidence ces indices ne va pas de soi, dans la mesure où les regroupements de travailleuses et de travailleurs sont morcelés, fragmentés, voire délocalisés.
Les défis du syndicalisme
L’un des enjeux majeurs que pose la dématérialisation des lieux de travail concerne la représentation et la défense des intérêts des travailleuses et des travailleurs ainsi que la négociation collective. Effectivement, le Code du travail, tel qu’indiqué plus tôt, n’est plus adapté à la réalité contemporaine des relations collectives du travail. Les travailleuses et travailleurs s’éparpillent en dehors de l’établissement physique et souvent s’isolent, perdent les contacts humains qui existaient peut-être avant la dématérialisation, ce qui porte atteinte à la reconnaissance d’une communauté d’intérêts, et donc à la possibilité de créer un syndicat.
Si le lieu de travail est dématérialisé, comment définir l’unité d’accréditation et l’unité de négociation ? Tel qu’indiqué précédemment, il nous faudra trouver un faisceau d’indices. Lorsqu’un syndicat est déjà en place dans un établissement, il sera plus facile de le rematérialiser virtuellement et de reconnaître l’attribution du monopole syndical de représentation des travailleuses et travailleurs. Les indices seront plus simples à identifier. En revanche, s’il s’agit de faire entrer un nouveau syndicat dans l’établissement éclaté par la dématérialisation, la tâche sera moins évidente, car les liens restent à prouver.
Quel avenir pour l’organisation du travail ?
Les employeurs trouvent leur compte à travers cette désincarnation du travail dans l’établissement. Quid des travailleuses et des travailleurs ? Elles et ils bénéficient de certains avantages tels que la réduction du temps de déplacement, une meilleure conciliation vie personnelle/vie professionnelle (et pas seulement « travail/famille »), le choix du moment dédié au travail (ex. dimanche, à 2h du matin), la possibilité de travailler à l’autre bout du monde et une certaine liberté dans la durée de travail. Bien sûr, tout n’est pas toujours aussi rose !
Si le pouvoir législatif stagne et refuse de faire évoluer le droit, il faudrait que le pouvoir judiciaire ose une interprétation adaptée au contexte contemporain du travail, dans le respect de la liberté constitutionnelle d’association et de négociation collective. Il convient d’interpréter de manière large et libérale la notion d’établissement ou toutes les autres notions du lieu physique de l’entreprise afin que cela permette la reconnaissance virtuelle de l’établissement, soit sa rematérialisation.
Les recours liés à la reconnaissance des établissements virtuels vont fort probablement se multiplier au fil du temps.
[1] Le concept de l’économie 3.0 est une technique de marketing visant à exploiter certaines données des clients pour leur proposer des produits adaptés.