Dominique Cardon
Culture numérique
Dominique Cardon, Culture numérique, Paris, Presses de Science po, 2019, 431 pages.
Dominique Cardon est sans conteste l’un des sociologues du numérique les plus pertinents de France. Après La démocratie Internet (2010) et À quoi rêvent les algorithmes (2015), deux ouvrages brefs et denses, il signe un livre beaucoup plus englobant et ambitieux, synthèse d’un cours dispensé au Collège universitaire de Science Po. Le terme de « culture numérique » annonce d’ailleurs la volonté de saisir une facette dominante de notre époque dans sa totalité, pour « tenter de comprendre ce que le numérique fait à nos sociétés et ce que nous faisons avec le numérique ».
Les deux premiers chapitres forment une fascinante histoire de l’informatique et d’Internet, étalée sur 120 pages. Le deuxième tiers de l’ouvrage (chapitres 3 et 4) permet à Cardon de présenter de manière synthétique son principal champ d’études, à savoir la participation multiforme des internautes dans l’espace numérique, à travers lesquelles se reconfigure la construction de l’identité, de la culture et du politique.
L’ouvrage se démarque par son ton très pédagogique et imagé. À la place de notes de bas de page, des références sont insérées à toutes les 10 pages environ, sous une rubrique « À lire, à voir, à écouter », dans laquelle on retrouve livres, articles scientifiques, mais aussi clips à consulter. Une formule très agréable que nos éditeurs québécois devraient certainement considérer.
Le grand intérêt de l’approche de Cardon est le soin et la considération avec lesquels il approche les pratiques des individus sur Internet. Toujours soutenu par des recherches sérieuses, ne cédant jamais à cette condescendance si courante dans les médias et dans les discours critiques du numérique, le sociologue se fait un point d’honneur de rendre respectueusement compte de la créativité des internautes.
Principale force de l’auteur, ce regard par le biais des pratiques constitue également sa principale faiblesse, en ce qu’elle le laisse mal outillé pour étudier les tensions structurelles qui traversent actuellement l’espace numérique. La table est pourtant bien mise en début d’ouvrage, lorsque Cardon présente de manière synthétique « deux modèles de production de la valeur » sur le Web : l’un génératif – celui des communs –, l’autre extractif – celui du marché.
Hélas, le dernier tiers du livre, qui porte sur l’économie des plateformes, le big data et les algorithmes, déçoit. Les menaces sont bien cernées et quelques mesures législatives sont suggérées, mais au final, l’auteur ne semble jamais vraiment s’inquiéter : l’espace numérique demeurerait un lieu somme toute paisible. La conclusion du livre suggère que toutes les critiques à l’égard de « la grande aventure du numérique » relèvent d’une « nostalgie des premiers temps » quelque peu aristocratique, alors que finalement « le numérique est pluriel et n’appartient à personne ».
S’il est vrai qu’il faut savoir distinguer les paniques morales (telles que les fake news) des véritables menaces, on ne peut qu’être déçu de voir un chercheur si rigoureux passer outre des reculs majeurs dans l’écosystème du numérique : Spotify, Netflix, Facebook, les téléphones intelligents, tablettes et l’Internet des objets sont en rupture complète avec l’esprit participatif et ouvert du Web des « pionniers ». Le modèle extractif gagne rapidement du terrain ; la culture numérique si chère au sociologue pourrait s’avérer plus fragile qu’il le croit.