Dossier : Quel avenir pour le travail ?
Travail gratuit. Entretien avec Maud Simonet
Maud Simonet est sociologue et chercheuse. Ses travaux se concentrent sur les thèmes du travail bénévole, de l’engagement citoyen et de la notion de workfare. Propos recueillis par Camille Robert.
À bâbord ! : Dans votre plus récent ouvrage, Travail gratuit : la nouvelle exploitation ? (Éditions Textuel, 2018), vous proposez une analyse de différentes formes de travail non rémunéré : celui des bénévoles, celui des allocataires de l’aide sociale ou même celui des rédacteurs et rédactrices web. Qu’est-ce qui a motivé ces recherches et qu’est-ce que ces différentes manifestations du travail, qu’on croit en apparence bien différentes, ont en commun ?
Maud Simonet : Mes toutes premières recherches, à la fin des années 1990, portaient sur le bénévolat en France et aux États-Unis. Elles s’inscrivaient plutôt au départ dans la sociologie politique, mais je m’en suis assez vite distanciée. Les dimensions du « travail » au cœur de la pratique bénévole m’apparaissaient sans cesse sur le terrain et me semblaient peu étudiées empiriquement par mes collègues sociologues. J’ai donc décidé d’analyser le bénévolat avec les lunettes et les outils d’une sociologue du travail : et si on le regarde comme une forme de travail et pas seulement comme une forme d’engagement, qu’est-ce qu’on voit ? On voit notamment combien cette forme de travail non reconnue comme telle, cette forme de travail invisible et gratuite, participe objectivement et subjectivement à la construction des carrières des un·e·s et des autres, mais aussi au fonctionnement de nos associations et de nos services publics, et même de certaines de nos entreprises.
Aussi différents soient-ils, les objets sur lesquels j’ai enquêté au cours de ces 20 dernières années relèvent tous d’un déni de travail… au nom de valeurs. Le bénévolat ou le volontariat ne sont pas reconnus comme du travail parce qu’ils relèveraient justement de l’engagement, de la citoyenneté. Le travail non rémunéré des blogueurs et blogueuses du Huffington Post, comme d’autres formes de digital labor, relèverait de la passion. C’est au nom de ces valeurs que s’opèrent à la fois la mise au travail et son déni. C’est exactement ce que les chercheuses féministes ont montré à propos du travail domestique : c’est « au nom de l’amour » que le travail domestique est assigné aux femmes, et puisque c’est de l’amour… ce n’est pas du travail !
ÀB ! : Vous vous inspirez en partie des débats féministes sur le travail ménager et domestique. En quoi nous offrent-ils des outils pour mieux comprendre le travail gratuit sous le capitalisme ?
M. S. : En cherchant à penser ensemble ces formes civiques et numériques de travail invisible et gratuit sur lesquelles j’ai enquêté, je me suis penchée sur les analyses du travail domestique. C’est la première forme de travail invisible et gratuit à avoir été sérieusement analysée, il y a déjà plus de 40 ans, par les féministes. J’ai alors pleinement réalisé combien le travail domestique constituait la matrice d’analyse de toute forme de travail gratuit.
Les chercheuses féministes, dans ce qu’elles ont mis en lumière mais aussi dans leurs controverses sur le travail domestique, ont en quelque sorte déplié et posé toutes les questions à la fois scientifiques et politiques sur le travail gratuit : quelle valeur lui donner et comment ? Doit-on forcément le valoriser pour le donner à voir ? Et ce travail, il est gratuit pour qui ? Qui s’approprie in fine le travail d’autrui ? Le capitalisme ? Le patriarcat ? Les deux ? Et s’il est toujours majoritairement assigné aux femmes, le travail gratuit a-t-il le même sens, la même valeur, la même forme pour toutes ? Le travail gratuit des unes est-il nécessairement le travail gratuit des autres ?
L’analyse féministe du travail gratuit nous oblige à ne pas séparer « la Valeur » (économique) « des valeurs » (morales) et à mettre cette question au cœur de l’analyse de l’exploitation.
ÀB ! : Avec les nombreuses réformes de l’aide sociale aux États-Unis et en France, il y a eu une « mise au travail » des allocataires à travers différents programmes et mécanismes. Pouvez-vous nous en parler ?
M. S. : Aux États-Unis, avec le workfare, on a affaire à une forme très institutionnalisée de travail gratuit contraint, une politique très explicite et déjà ancienne de mise au travail des allocataires de l’aide sociale. Si cette politique s’est généralisée à l’ensemble du pays à partir de la réforme de l’aide sociale de 1996, dans certaines villes comme New York, des programmes de workfare ont été mis en place dès les années 1980. Dans « Who cleans the park ? », l’enquête que j’ai menée avec John Krinsky sur les transformations du travail dans l’entretien des parcs de la ville de New York, on recense au milieu des années 1990 des milliers d’allocataires de l’aide sociale, majoritairement des femmes noires et/ou latina, qui participent à l’entretien des parcs. Les responsables municipaux que nous avons interrogés disent à l’envie de ces allocataires qu’elles ont sauvé le département des parcs.
En France, on n’en est pas encore là, même si la question des contreparties en travail au versement du Revenu de solidarité active (RSA), revient comme un hoquet dans les discours politiques ces dernières années. Très récemment, le Conseil d’État a rendu possible, pour les départements, de rendre le versement du RSA conditionnel à des heures de « bénévolat ». Et de fait, il existe déjà, dans de nombreuses communes de France et dans certains départements, des « programmes de bénévolat » spécifiquement pour les allocataires du RSA. Ils ne sont pas obligatoires à proprement parler, mais d’autres formes de contrainte sociale y jouent à plein : le contrôle social local, la promesse d’accès à l’emploi, etc.
ÀB ! : Dans les emplois salariés, on observe de plus en plus un passage obligé par le travail gratuit, à savoir les stages non rémunérés… Dans le contexte néolibéral, ce travail non rémunéré est même présenté comme un « investissement » dans une future carrière. Diriez-vous que l’on assiste à une extension ou une banalisation du travail gratuit ?
M. S. : Le travail gratuit se trouve assurément aujourd’hui, et sous différentes formes, au cœur des « logiques de l’emploi ». Il opère à la fois comme une preuve : preuve qu’on est un·e bon·ne jeune en recherche d’emploi, un·e bon·ne chômeur·se qui cherche un tremplin vers l’emploi ou, si on a été déclaré inemployable, qu’on est encore « malgré tout » un·e bon·ne citoyen·ne qui mérite ses allocations. Mais il opère aussi, de plus en plus, comme une promesse : tu travailles gratuitement aujourd’hui dans l’espoir de décrocher demain le boulot de tes rêves. Le marché du travail a aujourd’hui développé de véritables « carrières de statuts » qui vont du travail gratuit à l’emploi, et construisent ainsi un continuum entre les deux : aujourd’hui bénévole, demain en stage, puis en contrat précaire et enfin, après, peut-être… « un vrai emploi ».
ÀB ! : Vous évoquez, en conclusion de votre ouvrage, deux pistes : dissoudre le travail gratuit dans le salariat, ou alors dissoudre le salariat dans le travail gratuit. Quelles possibilités offrent chacune de ces propositions ?
M. S. : J’ai essayé dans ce dernier chapitre de recenser les conflictualités autour du travail gratuit, la manière dont il a pu ici et là être politisé et les horizons d’émancipation qui peuvent s’y dessiner. D’un côté, on a tout ce qui relève de la requalification, de la volonté d’inscrire le travail gratuit dans l’emploi et donc de le voir disparaître dans le salariat tel qu’il fonctionne aujourd’hui. De l’autre, certain·e·s proposent une sortie du modèle salarial, une déconnexion du travail et de sa rémunération, par exemple à travers un revenu universel. Chacun de ces deux scénarios a pu permettre des avancées pratiques ou théoriques mais comporte aussi, à mon avis, des limites. Plutôt que de rejeter le salariat ou de chercher à l’intégrer à tout prix, il me semble qu’il faut plutôt chercher à y reprendre le pouvoir et à gagner la « guerre des valeurs » que l’analyse du travail gratuit met si crûment à jour.