Dossier : Quel avenir pour le travail ?
Infirmières. De la détresse au réseau de soutien
Depuis le témoignage d’Émilie Ricard sur les réseaux sociaux en février 2017, des centaines d’infirmières ont pris la parole à visage découvert pour dénoncer les différentes violences qu’elles vivent au quotidien. En dépit des rares résultats tangibles sur le terrain, et ce, malgré un nouveau gouvernement, tout n’est pas aussi sombre qu’il n’y paraît.
Les infirmières sont, plus que jamais auparavant, présentes dans les médias traditionnels ou sur les médias sociaux et profitent ainsi d’une visibilité accrue. Les enjeux fondamentaux de notre profession, comme la qualité des soins ou encore la sécurité de la patientèle et du personnel soignant, sont aussi discutés plus ouvertement entre les infirmières et leurs collègues. Les Québécois·es sont maintenant au fait du problème entourant le temps supplémentaire obligatoire (TSO), et plusieurs sont scandalisé·e·s par la situation imposée aux infirmières.
Or, la détresse laisse actuellement place à des témoignages de plus en plus combatifs. De Gatineau à Québec, de Montréal à Chicoutimi, les travailleuses multiplient les actions pour défendre la qualité des services, que ce soit par un sit-in [1], un travaillons ensemble [2] ou par l’occupation [3] des bureaux de la direction. Nous commençons à identifier nos besoins, mais aussi à comprendre la façon dont les violences administratives et organisationnelles affectent les soins que nous pouvons donner. L’image de l’infirmière commence à changer. Le rôle qu’elle joue va au-delà des soins ponctuels donnés à un individu : il est aussi social.
Inertie politique
Malgré la rareté des données disponibles au sujet des conséquences de la dernière réforme en santé et de la fameuse « pénurie d’infirmières », les soignantes connaissent bien la situation et cherchent désormais à se faire entendre. Leur contribution est essentielle afin de dresser un portrait fidèle de ce qui se passe dans le réseau, car les indicateurs de performance ne sont pas toujours représentatifs de la situation sur le terrain. Entre autres exemples, le « temps d’attente » à l’urgence ne tient pas compte du travail réalisé en amont par les infirmières, avant que le patient ne soit examiné par un médecin.
L’invisibilisation du travail des infirmières se reflète dans l’immobilisme politique de tous les partis. Les politicien·ne·s et les décideurs·euses en ont long à dire (surtout en campagne électorale), mais le statu quo perdure toujours dans le réseau de la santé. Nombre de nos politicien·ne·s ne pourraient d’ailleurs pas définir le rôle qu’y jouent les infirmières. L’image stéréotypée de l’infirmière appelée par la « vocation » continue à servir de référence et à faire accepter certaines mesures qui, dans n’importe quel autre métier, seraient scandaleuses.
Travail supplémentaire obligatoire
Notons que le TSO a commencé à être imposé de façon plus généralisée à la suite de la retraite forcée de milliers d’infirmières à la fin des années 1990, dans le cadre du « virage ambulatoire » – réforme majeure réalisée par le gouvernement de Lucien Bouchard qui n’a probablement eu d’égal que la réforme de Gaétan Barrette. Ce qui devait alors n’être qu’une mesure temporaire, le temps que le réseau se stabilise, fait maintenant partie intégrante du mode de gestion dans de nombreux milieux de soins à travers le Québec. Cependant, il est important de clarifier que le TSO ne relève pas exclusivement des gestionnaires. La majeure partie des gestionnaires en santé, même s’il leur incombe d’imposer le TSO, le font généralement à contrecœur. Il s’agit d’un problème qui est d’abord politique et social.
Ironiquement, le TSO est aujourd’hui un facteur qui contribue directement à la pénurie d’infirmières. Ces dernières évitent ou quittent les milieux qui imposent systématiquement du TSO – lorsqu’elles ne quittent pas carrément la profession. À la longue, le TSO mine le moral du personnel soignant et crée une atmosphère toxique sur les unités de travail. Le TSO affecte également la vie personnelle et familiale : les responsabilités quotidiennes, comme aller chercher son enfant à la garderie ou faire l’épicerie, deviennent un cauchemar logistique. Dans la dernière année, des dizaines de travailleuses ont d’ailleurs affiché publiquement leur démission. Pour reprendre les mots de l’infirmière Isabelle Bergeron, « cela prend entre trois et cinq ans d’études supérieures pour former une infirmière, et entre trois et cinq minutes pour rédiger une lettre de démission en bonne et due forme » (La Presse, 4 octobre 2018).
Les syndicats, plus particulièrement la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), ont mené une charge contre cette pratique abusive, mais cela ne suffit pas. Des mesures structurelles sont nécessaires. En ce moment, la situation est telle qu’un gestionnaire pourrait hypothétiquement imposer du temps supplémentaire obligatoire au personnel de son milieu, et ce, tous les jours, sans contraintes, et infliger des sanctions à tout le personnel soignant qui refuserait de rester. On constate donc que la responsabilité d’effectuer le TSO est entièrement mise sur les épaules des travailleuses et des travailleurs, plutôt que d’être partagée avec ceux et celles qui l’imposent. Le syndicat doit se battre pour défendre chaque cas individuellement, alors que des mesures globales pour contrôler cette pratique devraient plutôt être mises en place.
En avril dernier, la FIQ a réussi un bon coup en exigeant une journée sans TSO. Le Tribunal administratif du travail du Québec a décidé de s’en mêler et a tranché que « le TSO sera donc exigé que dans les situations d’urgence et exceptionnelles qui se présenteront le 8 avril ». La FIQ, plutôt que de voir cette décision comme une défaite, l’a plutôt utilisée pour souligner que le TSO n’est justement pas une mesure utilisée dans des circonstances « d’urgence et exceptionnelles ». Le jour de la mobilisation, de nombreux citoyens, citoyennes et collègues se sont rassemblé·e·s devant des hôpitaux pour manifester leur soutien aux professionnelles en soins. La mobilisation de la FIQ a été un succès, démontrant que le TSO n’est pas une fatalité, mais un choix.
En ce sens, il est plus que temps de commencer à faire des choix bénéfiques : s’engager à éliminer le TSO afin de favoriser le recrutement et la rétention du personnel soignant ; valoriser les professions soignantes en rémunérant les stagiaires ; mettre la patientèle et ses besoins au centre des décisions en santé ; avoir un réseau de santé et de services sociaux transparent et accessible. Ces choix exigent du courage et de la volonté politique, mais du courage, il y en a en masse dans le réseau !
[1] Radio-Canada, « Sit-in d’infirmières à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont contre les heures supplémentaires obligatoires », 27 janvier 2019. Disponible en ligne.
[2] Chaire de recherche Politiques Connaissances Santé, « Des nouvelles des urgences de Gatineau », 17 septembre 2018. Disponible en ligne.
[3] Le Quotidien, « La Saint-Valentin au CIUSSS », 15 février 2019. Disponible en ligne.