Journalisme. Des fuites qui dérangent

No 081 - novembre 2019

International

Journalisme. Des fuites qui dérangent

Philippe de Grosbois

Au moment où Julian Assange, Chelsea Manning et Edward Snowden sont emprisonné·e·s ou contraint·e·s à l’exil, on pourrait penser que le journalisme s’appuyant sur des fuites de données massives est trop risqué pour perdurer. Or le journalisme hacker frappe encore. Au Brésil et à Porto Rico, la publication de communications privées de dirigeants politiques a provoqué des séismes politiques majeurs.

Glenn Greenwald, journaliste états-unien basé au Brésil depuis 2002, est justement celui qu’avait contacté Edward Snowden en 2013 pour lui faire parvenir les documents sur la surveillance de la National Security Agency. Ces scoops explosifs ont mené à la création du journal numérique The Intercept, qui a par la suite ouvert une branche au Brésil, pays reconnu pour son écosystème médiatique fortement inféodé à l’élite économique du pays.

L’opération Lava Jato sous les projecteurs

En 2019, au Brésil, Greenwald et l’équipe de jeunes journalistes de The Intercept Brasil ont reçu des masses de documents qui entachent fortement le ministre de la Justice Sérgio Moro, bras droit du président d’extrême droite Jair Bolsonaro.

Le juge Sérgio Moro est un membre vedette et très puissant du cabinet ministériel. En 2014, il avait conduit l’opération Lava Jato (lave-auto), une vaste enquête sur le blanchiment d’argent et la corruption au sein d’appareils gouvernementaux et de l’entreprise étatique Petrobras. Plusieurs politicien·ne·s et gens d’affaires ont été emprisonné·e·s à partir de cette opération, incluant le très connu Luiz Inácio Lula da Silva, incarcéré six mois à peine avant l’élection de 2018, qui a porté Bolsonaro au pouvoir. Or, Lula avait l’intention de se porter candidat pour le Parti des travailleurs à cette élection et menait largement la course selon les principaux sondages.

Les documents coulés (messages textes, enregistrements audio et vidéo, etc.) mettent radicalement en doute l’impartialité de Moro et de l’équipe de l’opération Lava Jato, qui avaient été considérés comme de véritables héros. Des textos trahissent l’intention du procureur en chef Deltan Dallagnol d’empêcher le Parti des travailleurs de reprendre le pouvoir. D’autres documents montrent que Moro collaborait de manière intensive avec les procureurs lors d’enquêtes, ce qui va directement à l’encontre de sa fonction de juge. On apprend aussi que l’équipe de procureurs savait pertinemment que les accusations à l’encontre de Lula da Silva manquaient de crédibilité [1].

La publication des articles a commencé en juin 2019. Greenwald et son équipe ont eu recours à la même méthode rigoureuse que pour les révélations de Snowden : les documents sont passés au peigne fin et rendus publics de manière stratégique pour obtenir le maximum d’impact. Aussi, des partenariats ont été établis avec d’autres grands médias, qui ont eu accès à certains des documents pour produire leurs propres articles, de manière à donner un plus grand écho aux révélations et une plus grande crédibilité aux documents obtenus. Enfin, The Intercept a habilement coordonné ses révélations de manière à contredire Moro et Dallagnol dans leurs réactions aux publications [2].

Ces articles ont eu l’effet d’une bombe. Plusieurs ont appelé à la démission de Moro, alors que les réactions de Bolsonaro et de ses supporteurs ont été très vives et menaçantes. Une rumeur a d’abord circulé indiquant que Greenwald pourrait être déporté. Mentionnons aussi que Greenwald est gai et marié à un député brésilien racisé, ce qui l’expose à davantage d’attaques dans un pays dirigé par un gouvernement aussi ouvertement homophobe. Le couple et leurs enfants sont maintenant accompagnés de gardes dans tous leurs déplacements. Néanmoins, au début d’août, la Cour suprême a interdit au gouvernement Bolsonaro d’investiguer The Intercept, dans une décision qui vient soutenir la liberté de presse du pays. D’autres révélations sont à prévoir dans les semaines et mois à venir.

Porto Rico et les « Ricky Leaks »

Située dans les Caraïbes, l’île de Porto Rico est un territoire états-unien où vivent environ 3 millions de personnes. Depuis quelques années, Porto Rico est doublement accablée par des politiques d’austérité ainsi que par les ravages de l’ouragan Maria en septembre 2017. Les premières ont mené à la création d’un Bureau de contrôle fiscal qui limite drastiquement les prérogatives législatives de l’île ; les seconds ont causé entre 3000 et 5000 morts, alors que l’administration Trump a négligé ses responsabilités et que le gouverneur de l’île, Ricardo Rosselló, s’est appuyé sur les chiffres officiels selon lesquels les victimes n’étaient que quelques dizaines.

En juillet dernier, le Centre de journalisme d’enquête de Porto Rico a annoncé avoir en sa possession 900 pages de messages textes relatant des échanges entre le gouverneur, son administration et des entrepreneurs privés – ce qui soulève des questions quant à l’accès privilégié de ces derniers au pouvoir. Mais ce qui a mis le feu aux poudres, c’est la teneur sexiste, homophobe et violente de nombreux messages. Dans un échange, le gouverneur dit à la blague vouloir abattre la mairesse de San Juan et dans un autre, on rigole autour des victimes de l’ouragan Maria.

Les Porto Ricain·e·s étaient déjà mobilisé·e·s en raison des politiques d’austérité, de l’absence de secours à la suite de l’ouragan et des mesures annoncées de privatisation (qui ont d’ailleurs inspiré à Naomi Klein un livre, The Battle for Paradise). Les publications journalistiques ont cependant décuplé la contestation. Les manifestations quotidiennes, parfois au bruit de casseroles devant la résidence officielle du gouverneur, se sont succédé. Le 17 juillet, septième journée consécutive de manifestations, 100000 personnes ont pris les rues pour demander la démission du gouverneur. Le 22 juillet, ils et elles étaient 500000, soit environ 15% de la population. Le surlendemain, le gouverneur lâchait enfin prise.

Victoire éclatante donc, soutenue par un travail journalistique indépendant de qualité. Cependant, la bataille est loin d’être terminée. Étant donné que plusieurs membres du cabinet du gouverneur ont démissionné (soit à la suite des « Ricky Leaks », soit en raison de scandales de corruption), le territoire frôle la crise constitutionnelle puisqu’il est difficile de trouver une personne pouvant succéder à Rosselló. Il est même possible, si le mouvement populaire venait à s’essouffler, que l’austéritaire Bureau de contrôle fiscal augmente son emprise sur le processus politique de la région. Rien n’est donc acquis, mais la population peut se féliciter d’avoir gagné une manche importante par des mobilisations d’une très grande unité [3].

S’inspirer des bons coups

Les difficultés actuelles des médias d’information font régulièrement les manchettes ; malheureusement, les bons coups de certain·e·s journalistes ne sont pas toujours aussi médiatisés. Au Québec par exemple, les organisations syndicales et professionnelles qui défendent les journalistes, et même les journalistes eux-mêmes dans leurs médias respectifs, nous tiennent peu informé·e·s de ces réussites qui marquent l’Histoire – non seulement de la profession, mais aussi des sociétés à qui cette information s’adresse. C’est bien dommage, car ces démarches courageuses et très subversives sont à mon avis riches d’enseignement pour une profession qui est non seulement en quête de ressources financières et de reconnaissance politique, mais aussi en crise d’identité.

Bien sûr, il faut réfléchir aux avenues de financement à l’ère du numérique, à des interventions législatives auprès des géants du numérique et aux manières de combattre la désinformation [4]. Par ailleurs, ces questionnements ne doivent pas faire l’économie de réflexions sur la nécessité de redévelopper un journalisme combatif, ancré dans une défense vigoureuse de la démocratie et une mise en lumière intransigeante des manœuvres discrètes des élites politiques et économiques. C’est ainsi qu’il sera possible de retisser des liens de confiance avec une population aux prises avec un capitalisme entré en phase autoritaire.


[1Pour lire la version anglaise des reportages, voir theintercept.com/series/secret-brazil-archive. Pour un résumé vidéo de la situation politique à la suite des révélations : « Glenn Greenwald on the Leaked Brazil Archive Exposing Operation Car Wash », Youtube.com, 15 juin 2019.

[2Sur les stratégies employées par Greenwald et The Intercept, voir Diogo A. Rodriguez, « The Intercept Brasil’ innovative strategy for covering the powerful », Medium.com, 23 juin 2019.

[3Voir « “Ricky Renuncia” : Half a Million Puerto Ricans Flood San Juan Demanding Resignation of Gov. Rosselló » et « How “Ricky Leaks” Exposed Puerto Rico’s Governor and Sparked a Movement to Oust Him », Democracy Now, 23 juillet 2019.

[4L’an dernier, À bâbord ! consacrait d’ailleurs un dossier à ses pistes de solution. Voir « Journalisme. Sorties de crise », no 77, décembre 2018-janvier 2019.

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