GA(F)AM : la tyrannie de la popularité

No 094 - Hiver 2022/2023

Culture numérique

GA(F)AM : la tyrannie de la popularité

Yannick Delbecque

Si on compare les cinq géants technologiques par leur capitalisation boursière, Facebook arrive en dernière position. Difficile de quitter Facebook sans compromettre les liens avec nos proches.

Le site est lancé dans la controverse en 2004 comme outil de réseautage entre étudiantes et étudiants d’Harvard. L’utilisation de photos sans consentement a presque mené son créateur à l’expulsion de l’université. Le site sera par la suite offert à d’autres universités américaines pour être ouvert au public à partir de 2006. Il sera rejoint par un nombre de personnes en croissance régulière pour atteindre aujourd’hui 2,7 milliards d’utilisateur·rices actif·ves mensuellement, soit approximativement un tiers de la population mondiale. C’est le troisième site Web le plus visité et il est utilisé par près de 6 internautes sur 10. Un site aussi populaire est une mine d’or publicitaire que le géant exploite au maximum. Ainsi, près de la totalité de ses revenus de 118 milliards $ US en 2021 proviennent de la publicité ciblée affichée sur ses différentes plateformes (Facebook, Instagram, WhatsApp). À l’instar des autres géants technologiques, Facebook a pratiqué pendant des années l’évitement fiscal à grande échelle.

Facebook a utilisé à maintes reprises l’achat de concurrents potentiels à coups de milliards pour conserver sa position dominante. Pensons notamment à Instagram en 2012 ou WhatsApp en 2014, le réseau de clavardage avec des centaines de millions d’usager·ères. Ces deux acquisitions ont placé Facebook dans une position dominante qui a mené en 2020 la Federal Trade Commission et une coalition d’états états-uniens à porter plainte pour pratiques anticoncurrentielles. La cause a été rejetée par le tribunal en 2021. Le géant a aussi absorbé plusieurs autres entreprises pour prendre le contrôle des technologies qu’elles ont développées. On pense par exemple à Face.com en 2012 pour la technologie de reconnaissance faciale qui sera intégrée aux fonctionnalités de Facebook et à Oculus VR, acheté en 2014 afin de mettre la main sur sa plateforme de réalité virtuelle. Le géant utilise enfin une stratégie qui lui est propre pour lutter contre les concurrents qu’elle ne peut acheter : utiliser à son avantage sa capacité à copier très rapidement leurs produits pour les intégrer dans les siens, espérant ainsi que la masse de ses usager·ères adopte sa copie plutôt que l’original de ses rivaux. Ce stratagème est par exemple celui adopté contre TikTok.

Après une croissance ininterrompue sur une décennie, Facebook cherche maintenant à se redéfinir pour faire face à la stagnation de son nombre d’utilisateurs et d’utilisatrices, notamment à cause de pertes grandissantes au profit de nouveaux concurrents. L’entreprise est aussi soumise à des règles plus sévères de protection de la vie privée qui limitent sa capacité à récolter l’information nécessaire à son lucratif ciblage publicitaire. Facebook décide de se rebaptiser « Meta Platforms ». Tout en maintenant ses plateformes actuelles, elle décide de développer ses activités dans le monde de la réalité virtuelle en cherchant à devenir une force centrale dans l’adoption du « metavers ». Celui-ci est un environnement virtuel et interactif à la croisée des réseaux sociaux et des jeux vidéo. Le PDG de Meta le conçoit d’ailleurs comme l’avenir d’Internet. Le géant présente le métavers comme une manière d’enrichir les contacts humains ayant lieu par l’entremise d’Internet, ce qui devrait lui faire occuper une place croissante dans nos vies. On peut cependant se questionner sur les effets potentiels d’une éventuelle adoption généralisée de l’univers virtuel de Meta, car il sera ultimement construit selon la vision capitaliste de la compagnie : monnaie électronique, marché spéculatif d’art et d’objets numériques mus par une rareté artificielle créée technologiquement, travail à distance dans des bureaux virtuels, surveillance patronale accrue, multiplication des occasions d’accumulation de données personnelles pour des fins publicitaires, etc. Le métavers de Meta est un projet qui n’est pas encore rentable et qui est accueilli avec scepticisme par divers analystes et même au sein de l’entreprise.

Un média perturbateur

L’arrivée des « médias sociaux » a été présentée dans les « médias traditionnels » comme une nouvelle curiosité technologique à décrire et à vulgariser avec un certain enthousiasme et peu de critiques. Cela n’a pas manqué d’alimenter la popularité des principales plateformes du genre comme Facebook et Twitter. Ironiquement, cette popularité a fini par détourner l’attention du public de la télé, de la radio et de la presse écrite en faveur des nouvelles plateformes, diminuant ainsi les revenus publicitaires des médias traditionnels. De plus, il est reconnu que le partage de contenus créés par les « anciens médias » contribue aux revenus publicitaires de Facebook et cie. Par exemple, Jean-Hugues Roy de l’école des médias de l’UQAM a estimé qu’en 2017 Facebook a reçu 23 millions $ en revenus publicitaires grâce aux médias du Québec et que le géant aurait dû leur donner en retour 11,5 millions $.

Dans plusieurs pays, dont le Canada avec l’actuel projet de loi C-18, on tente de mettre en place des lois visant à forcer les géants technologiques à partager leurs revenus publicitaires avec les médias créateurs de contenu. De telles règles ne font cependant que reconnaître la suprématie des plateformes les plus populaires, où les médias locaux doivent maintenant diffuser leurs contenus pour atteindre leurs publics, contribuant ainsi par rétroaction à la popularité − et aux revenus − de Facebook et de ses semblables.

Des expériences de manipulation sociale

Facebook a un immense pouvoir d’influence sociale, démontré par quelques expériences menées par l’entreprise visant à influencer l’humeur ou le comportement des usager·ères de ses sites. Ces expériences ont été dénoncées et critiquées, mais elles peuvent faire perdre de vue que l’expérimentation sociale est constante chez Facebook. Elle cherche depuis ses débuts à maximiser l’« engagement » des usager·ères, c’est-à-dire leur tendance à utiliser ses plateformes activement sur une base régulière. Cela est quantifié de différentes manières afin d’améliorer l’efficacité des annonces publicitaires. La valeur boursière de l’entreprise dépend tellement de cette mesure qu’elle est publiée dans ses rapports financiers.

À l’époque où Facebook atteignait la barre du milliard d’usager·ères, afin de s’assurer de poursuivre sa croissance, la compagnie a remplacé le travail d’expérimentation des ingénieur·euses visant à maximiser l’engagement par l’utilisation de l’intelligence artificielle. On analyse les données amassées pour créer des modèles qui seront premièrement testés à petite échelle afin de déterminer de quelle manière les mesures d’engagement sont modifiées pour ensuite être rejetées ou être utilisées sur l’ensemble du site. Ce cycle est maintenant répété régulièrement, de nouveaux modèles pouvant être testés quotidiennement.

Ces expériences peuvent avoir des effets collatéraux : l’engagement dans les discussions sur Facebook semble favorisé par la controverse et la désinformation. Ainsi, la plateforme propose à ses usager·ères de joindre des groupes où règne la controverse, ce qui va souvent de pair avec la circulation d’idées extrémistes. Amnistie internationale accuse d’ailleurs Meta d’avoir alimenté la haine envers les Rohingyas au Myanmar par l’effet de leurs choix algorithmiques, ce qui a encouragé la persécution des Rohingyas. Les messages haineux et les appels au meurtre ont été diffusés par la plateforme, qui mettra des années à intervenir.

Le principal produit de Meta étant sa connaissance fine de ce qui influence ses usager·ères, il n’est pas surprenant que ce pouvoir d’influence soit aussi utilisé à des fins politiques. C’est exactement l’activité de compagnie Cambridge Analytica, dont les services ont été utilisés par la campagne de Trump.

La double tyrannie

La tyrannie de la popularité de Facebook est double. La plateforme a été conçue à une époque où différents sites ont expérimenté pour trouver les meilleurs moyens de devenir populaires en nous présentant sur Internet le reflet de notre popularité personnelle. Facebook a sans doute été le site le plus habilement construit, au point où sa popularité est devenue une tyrannie tant il est difficile de sortir de son emprise. Il est impossible de passer à une plateforme moins populaire sans avoir l’impression de perdre contact avec ses proches, mais surtout de ne plus jouir de l’attention que notre cercle social nous procure à coups de petits signaux appréciatifs répétés

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