Dossier : Financiarisation du (…)

Dossier : Financiarisation du logement - Champ libre au privé

Au coeur d’une crise excentrée

Cédric Dussault

Actuellement, le Québec traverse une crise du logement très particulière : alors qu’historiquement, ce problème était un phénomène urbain, ses effets semblent maintenant encore plus graves à mesure que l’on s’éloigne des grands centres.

La Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) publie un rapport annuel dans lequel elle dévoile les taux d’inoccupation mesurés pour toutes les agglomérations de 10 000 habitant·es ou plus. Son dernier rapport indique que pour l’ensemble du Québec, le taux d’inoccupation est resté stable entre 2020 et 2021, demeurant à 2,5 % (rappelons que le seuil d’équilibre reconnu se situe à 3 %).

Mais sous cet équilibre apparent se cache une tendance à la fois forte et sans précédent : ce sont maintenant les régions qui tirent le taux d’inoccupation vers le bas, et la métropole qui le tire vers le haut. Le taux d’inoccupation à Montréal a continué à remonter en 2021 pour atteindre 3 % (étant même supérieur sur l’île de Montréal, à 3,7 %, par rapport aux banlieues), alors que toutes les autres régions métropolitaines de recensement (RMR) ont enregistré un recul important.

Mais les logements se raréfient encore plus rapidement dans des villes que l’on pourrait qualifier d’« intermédaires » comme Granby, Mascouche, Terrebonne, Drummondville, Rouyn-Noranda, Joliette, Rimouski et Rivière-du-Loup, où le taux d’inoccupation est de 0,5 % ou moins. La nature même de la pénurie de logements actuelle, qui sévit plus fortement à l’extérieur des grands centres, pourrait même être sous-estimée, puisque la méthodologie utilisée par la SCHL ne tient pas compte des municipalités de moins de 10 000 habitant·es.

Des loyers qui flambent

Depuis 2019, le Regroupement des comités logements et associations de locataires du Québec (RCLALQ) procède à une enquête annuelle sur le prix des logements à louer à partir de la compilation de dizaines de milliers d’annonces récoltées sur le site Kijiji. La dernière enquête, intitulée Sans loi ni toit : enquête sur le marché incontrôlé des loyers, publiée en juin 2022, a révélé que la flambée des loyers s’accélère partout au Québec. Mais pour la première fois en trois ans d’enquête, les hausses de loyers les plus significatives sont observées à l’extérieur des grands centres urbains de la province.

Entre 2021 et 2022, le prix des logements à louer a bondi de 9 % pour l’ensemble de la province, toute typologie de logement confondue. Pour certaines régions, le faible nombre d’annonces de logements à louer ne nous permet pas d’obtenir un échantillon suffisant pour établir une moyenne représentative. Même dans des villes avec une population appréciable comme Rouyn-Noranda, Rivière-du-Loup, Matane ou Gaspé, la pénurie est telle que les rares logements disponibles se louent souvent sans même avoir été affichés. Malgré cette absence de données, de nombreux témoignages récoltés par des comités logement ou d’autres organismes nous portent à croire que ces régions observent également des hausses de loyer très élevées.

Dans toutes les régions, les propriétaires de logements locatifs ont profité de la rareté en augmentant rapidement les loyers, sachant qu’ils pourront facilement relouer leur logement à fort prix. Des régions où les loyers étaient demeurés relativement accessibles pendant longtemps sont maintenant touchées par des hausses importantes. Pour les ménages locataires québécois à revenus plus modestes, la crise du logement se perpétue, voire s’accentue de plus en plus depuis au moins vingt ans. Les données nous montrent maintenant que pour ces ménages, la migration vers une autre région pour trouver un logement plus abordable n’est désormais plus possible : la propagation de la pénurie à l’ensemble du territoire québécois ne leur offre plus aucune échappatoire.

Pandémie ? Pas tant

Il serait facile d’attribuer la « régionalisation » de la pénurie de logements et l’explosion des loyers qui en découle à un exode urbain motivé par la pandémie de COVID-19. Les possibilités accrues de télétravail et l’appel des grands espaces en période de confinement ont certainement pu inciter des citadin·es à déménager à l’extérieur des grands centres. Toutefois, quand on y regarde d’un peu plus près, on voit bien que la pandémie n’a tout au plus qu’accéléré une tendance déjà bien ancrée. Dans presque toutes les régions, les reculs les plus marqués des taux d’inoccupation ont été observés entre 2017 et 2019, soit avant la pandémie.

Au cours des dernières années, il s’est construit énormément de logements locatifs à Montréal, les mises en chantier s’élèvent en nombre record. Mais le capitalisme étant ce qu’il est, ce qui s’est construit ne l’a pas été pour combler un besoin, ni même répondre à la demande, mais bien pour dégager la plus grande marge de profit possible. Et si, dans la dernière année, les hausses de loyer ont été plus spectaculaires en dehors des grands centres, c’est qu’en ville, elles avaient déjà progressé à bon rythme au cours des années précédentes. Elles demeurent largement au-dessus des indices d’augmentation recommandés par le Tribunal administratif du logement. À Montréal comme ailleurs, les logements dont le loyer n’est pas prohibitif et les grands logements disponibles restent extrêmement rares.

Bien avant la pandémie de COVID-19, l’explosion des loyers et des prix de l’immobilier avait déjà provoqué un certain exode hors des grandes villes et entraîné la chute des taux d’inoccupation dans la plupart des régions du Québec a été beaucoup plus brutale. Ce phénomène, s’il a pris de l’ampleur récemment pour atteindre un sommet l’an dernier, s’est amorcé il y a déjà une vingtaine d’années. Entre 2001 et 2021, la région de Montréal a perdu 458 173 personnes au solde migratoire interrégional [1]. Ces personnes ont quitté la ville pour la banlieue ou des régions périphériques (Montérégie, Lanaudière, Laurentides, Estrie), mais aussi pour des régions intermédiaires et éloignées qui s’étaient, au cours des décennies précédentes, dépeuplées au profit des grands centres : Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, Bas-Saint-Laurent, Mauricie, Saguenay–Lac-Saint-Jean. Bref, en une vingtaine d’années, le Québec est passé d’une situation d’exode rural massif à une situation d’exode urbain modéré.

Où s’en va-t-on ?

On pourrait croire que cet exode urbain modéré est à l’origine de la crise que l’on connaît aujourd’hui en région et penser, comme le font différents acteurs, que la solution à la pénurie de logements serait de construire davantage. Or, on n’a jamais autant construit de logements locatifs au Québec qu’à l’heure actuelle. En ville comme dans les autres régions, le cadre bâti québécois n’a pas diminué, bien au contraire. De plus, la population n’a pas augmenté de façon spectaculaire. À cela s’ajoute le fait que les logements ne sont pas moins nombreux en région qu’à une époque où la population y était encore plus importante. Pourquoi donc alors les logements disponibles y sont-ils en nombre insuffisants aujourd’hui ?

Plusieurs facteurs, qui convergent et s’alimentent entre eux, nous mènent à une érosion du parc locatif : financiarisation de l’immobilier, déréglementation du marché, désinvestissement de l’État dans la construction résidentielle hors marché, essor des plateformes d’hébergement touristique… Et en ville comme dans les autres régions, ces facteurs restent essentiellement les mêmes. Le problème n’est donc pas tant qu’on ne construit pas assez, c’est qu’on ne construit pas ce qu’il faut. Et surtout, on perd beaucoup de ce qui manque déjà. Bon an mal an, le Québec perd des logements, à plus forte raison des logements moins chers, à l’hébergement touristique, à la concentration de la propriété immobilière, aux conséquences de la financiarisation de l’immobilier. Le parc immobilier et locatif québécois est particulièrement vulnérable à ces phénomènes qui, mondialisation oblige, ont cours dans le monde entier : le système encadrant les hausses de loyer est largement inefficace, les lois protégeant les locataires contre les évictions frauduleuses sont aisément contournées et la réglementation censée encadrer les plateformes d’hébergement touristique est pratiquement sans effet.

En refusant de prendre les mesures nécessaires pour protéger le parc locatif et les locataires, en s’obstinant à vouloir laisser le marché trouver seul son équilibre, on a laissé la crise du logement prendre racine.


[1Bernard Vachon, « Ce que nous révèlent les migrations interrégionales », Le Soleil, 22 janvier 2022. En ligne : www.lesoleil.com/2022/01/22/ce-que-nous-revelent-les-migrations-interregionales-a034ef563ec0f97a58ab4374719e359f

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