Comment rendre l’extrême droite présentable

No 094 - Hiver 2022/2023

Analyse du discours

Comment rendre l’extrême droite présentable

Claude Vaillancourt

Les succès considérables de l’extrême droite dans le monde risquent-ils de se reproduire chez nous ? Peu réceptives d’emblée à ce mouvement, les populations québécoise et canadienne sont confrontées à une grande opération de séduction des partis de cette tendance.

À l’échelle internationale, l’extrême droite est une nébuleuse qui échappe à une définition précise. Cette difficulté à bien la cerner, ses multiples visages, ses actions à la fois au sein et à l’extérieur de la politique partisane, et surtout sa présence et ses objectifs variables d’un pays à l’autre rendent difficile les actions concertées contre elle.

Ainsi, on pourrait opposer l’extrême droite libertarienne d’Amérique du Nord à celle affichant un racisme décomplexé dans plusieurs pays d’Europe. La principale préoccupation du mouvement nord-américain semble surtout d’atteindre un libéralisme économique total, avec son corolaire, un État dont le champ d’intervention se réduit comme une peau de chagrin. Les libertariens, en principe, accueillent tout le monde dans le rang, à condition qu’on adhère à leur vision d’un monde économique sans réglementation, y compris les nombreux religieux conservateurs qui viennent souvent brouiller les cartes.

En Europe, c’est surtout le rejet de l’immigration qui réunit les extrêmes droites. Celle-là est vue comme une grande menace et s’appuie, dans sa veine la plus paranoïaque, sur la théorie du grand remplacement, selon laquelle les personnes d’origine étrangère en viendraient à marginaliser les populations locales. Du point de vue de la politique partisane, cela donne lieu à des politiques anti-immigration, soient bien réelles comme en Hongrie, soit en progrès comme en France, soit en voie de devenir beaucoup plus radicales comme en Italie.

Pourtant, la distinction entre l’extrême droite européenne et américaine est loin d’être aussi nette qu’elle le semble. Les libertariens des États-Unis se sont accommodés des politiques anti-immigrant·es sous le gouvernement de Trump, dont la construction d’un mur à la frontière du Mexique. De plus, des liens tacites avec certains groupes armés et suprémacistes blancs, avec les complotistes, dont ceux de QAnon, obscurcissent le portrait, entre autres au sein du parti républicain.

En Europe, l’extrême droite s’accorde très bien avec des politiques économiques ultralibérales, comme en Hongrie, en Pologne, ou comme le souhaite Georgia Meloni en Italie. Malgré certaines promesses de soutenir les perdant·es de la mondialisation et des discours contre les grandes institutions internationales, plusieurs pays dont on qualifie les gouvernements d’« illibéraux » ont adopté des choix politiques clairs : une réduction des droits et un rétrécissement de la démocratie, tout en accordant une grande liberté à l’entreprise privée.

La formule québécoise et canadienne

Au Canada, un peu comme aux États-Unis, mais à un degré nettement moindre, l’extrême droite joue sur deux fronts. Un front militant défend, entre autres, des positions radicales en faveur de l’accès aux armes à feu, contre l’avortement et contre les mesures sanitaires liées à la COVID, sans oublier un scepticisme devant le réchauffement climatique et une forte résistance devant les mesures à prendre pour le limiter. L’occupation des camionneurs à Ottawa à l’hiver 2022 a montré les capacités de mobilisation de ce front et sa capacité d’aller chercher du financement (10,7 millions $ accumulés dès le début de l’occupation [1]). Recueillir une pareille somme si rapidement montre que le mouvement a d’importants appuis dans le milieu des affaires.

Le front politique de l’extrême droite est dans une situation plus délicate. La population canadienne, en grande partie, a peu de sympathie naturelle pour cette tendance politique. Cela d’autant plus qu’elle a subi de plein fouet les conséquences de mesures d’austérité tant à l’échelle nationale que provinciale qui lui ont rappelé les méfaits du désengagement de l’État. Arriver avec un programme libertarien qui replongerait les gens dans ce qu’ils ont si peu apprécié, et reculer en plus sur les questions sociale et environnementale n’est pas attrayant pour elle. Les partis conservateurs d’extrême droite doivent donc ajuster leurs programmes et leur stratégie de communication en conséquence.

Un œil sur le programme de Parti conservateur du Québec (PCQ) réserve de réelles surprises. Nous sommes loin des revendications bruyantes et provocantes du Réseau Liberté-Québec, fer de lance des idées libertariennes au Québec, et dont l’un des principaux représentants était Éric Duhaime. Mais le bel emballage dans lequel on formule les éléments du programme et la retenue relative de certaines propositions (les baisses d’impôts, par exemple, ne concernent que les deux premiers paliers d’imposition) ne cache pas de nombreux aspects inquiétants.

En environnement, on souhaite continuer à exploiter les ressources, en remettant à plus tard « l’adaptation aux changements climatiques » (« causés ou non par l’activité humaine [2] » !) On prétend résoudre la crise du logement en donnant plus d’allant aux mesures qui l’ont accentuée, en accordant notamment plus de pouvoir aux propriétaires. Quant à l’immigration, on avance, pour mieux la contrôler, la notion de « compatibilité civilisationnelle », très difficile à évaluer, et qui ouvrira grand la porte à la discrimination et à l’expression de préjugés. L’appui on ne peut plus favorable au privé dans tous les domaines est un leitmotiv qui revient du début à la fin du programme.

Aux dernières élections, le PCQ profitait, selon plusieurs journalistes, d’un vent favorable, avec un chef médiatisé et un fort soutien conjoncturel des anti-masques et des anti-vaccins. L’appui significatif de 13 % des voix pourrait ne plus se reproduire, selon plusieurs analystes. La menace la plus significative de l’extrême droite en politique vient sans aucun doute du niveau fédéral.

Un nouvel élan au Parti conservateur du Canada

L’élection de Pierre Poilievre à la tête du PCC est une nouvelle relance pour l’extrême droite, du moins au Canada anglais, après les années Harper. Le nouveau chef a tout contre lui : fortement prohydrocarbure, anti-taxe sur le carbone, fièrement anti-woke, libertarien – au point de s’en prendre à la banque du Canada et de préférer les très instables cryptomonnaies –, opposé au financement des médias publics. De plus, l’emballage de ses idées va avec leur contenu, Poilievre ne craignant pas la provocation, les coups d’éclat, les déclarations à l’emporte-pièce, adaptant, avec quelques réserves, le modèle Trump aux réalités canadiennes.

Avec de telles prises de position, sa non-réélection pourrait sembler assurée. Un recentrage factice et formaté pour remporter la victoire aux prochaines élections pourrait cependant lui donner de l’allant. Rappelons que son prédécesseur, Erin O’Toole, avait lui aussi flatté l’aile droite du parti avant d’entreprendre un virage centriste une fois élu chef (il avait même utilisé le terme « progressiste » pour qualifier son parti, en souvenir d’une époque où ce parti portait ce mot dans sa dénomination). Surtout, le jeu de l’alternance du pouvoir et la lassitude envers Justin Trudeau et les libéraux le mettront dans une position très avantageuse.

S’inquiéter ou pas ?

La tentative de l’extrême droite québécoise et canadienne de se rendre présentable ne semble cependant pas, dans l’ensemble, remporter de grands succès pour le moment. La progression du mouvement à l’échelle internationale demeure malgré tout très inquiétante : combien de temps saurons-nous résister à ces assauts ?

L’extrême droite a tendance à se nuire elle-même par l’affrontement entre ses diverses tendances. Le conservatisme social, le libertarianisme, les défenseur·euses de politiques racistes, les tenant·es de l’autoritarisme et de la force militaire n’arrivent pas toujours à bien s’entendre, un peu comme la gauche qui s’affaiblit à force de se diviser. Mais contrairement à la gauche, elle a trouvé un point de ralliement à l’épreuve de tout, son soutien au libéralisme économique qui lui assure sa force et sa cohésion.

L’extrême droite, même dans sa version relativement « adoucie », sème sa part de problèmes. Rappelons-nous de tous les reculs pendant les années du gouvernement Harper : compressions budgétaires massives et diminution majeure de l’appareil d’État ; négociations d’ententes avec des paradis fiscaux et d’accords de libre-échange ; diminution et forte conditionnalité de l’aide étrangère (et appui à des organisations antiavortement) ; politiques anti-palestiniennes ; etc.

Plusieurs personnes qui ont commenté la dernière campagne électorale au Québec ont affirmé que le PCQ offrait des options absentes des plateformes des autres partis, ce qui lui assurait une indubitable légitimité.

Certes, la démocratie doit permettre l’expression de tendances les plus variées au sein de l’électorat. Mais la tendance soft de l’extrême droite fait sa part de ravages qu’il est long à rectifier par la suite. Elle ne peut qu’engendrer des reculs importants sur des questions qu’on croyait réglées. En notre ère d’urgence climatique, elle cause des retards désastreux dans les politiques à adopter. Et surtout, elle pourrait ouvrir la porte à un radicalisme violent, rétrograde, dévastateur, comme on en a eu un inquiétant aperçu, entre autres, dans les États-Unis de Trump. D’où la nécessité de bien la tenir à l’œil.


[1Le Devoir, 11 février 2022.

[2C’est nous qui soulignons.

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