Sous la loupe
L’illibéralisme, le nouvel encerclement
Si l’extrême droite est en expansion dans le monde, c’est dans sa version « illibérale » qu’elle menace le plus les pays démocratiques. Bien que très utilisé dans certains cercles, ce terme est peu connu au Québec. Est-ce parce qu’il demeure peu pertinent dans notre contexte politique, ou désigne-t-il une réalité que nous refusons de voir ?
Le terme « illibéralisme » ajoute le préfixe négatif « il » au mot « libéralisme ». L’illibéralisme serait ainsi une négation du libéralisme. Il est en quelque sorte un refus du libéralisme politique, de l’État de droit et de ses institutions plus particulièrement. S’accommodant d’élections libres et pluralistes (mais aux résultats très souvent attendus), il se permet d’affaiblir la démocratie en s’attaquant aux contrepouvoirs, en contrôlant les médias. Et surtout, en inventant une forme hybride entre la dictature et la démocratie.
Ce mot, créé par l’auteur et journaliste Farreed Zakaria, s’est répandu peu à peu à la fin des années 1990 avant de devenir très courant depuis une dizaine d’années seulement. Zakaria a observé que plusieurs pays ayant adopté des processus démocratiques en sortant d’années de dictature ont élu des partis qui favorisent indirectement un retour à l’ancien régime, du moins, dans certains aspects et avec d’importantes transformations. Par le biais, les pays qui ont une plus longue expérience de la démocratie seront aussi rapidement touchés. Les partis illibéraux s’attaquent à des vaches sacrées en démocratie comme la Constitution, les droits et libertés fondamentales, l’indépendance du système judiciaire.
La Hongrie, la Pologne et les autres
En Europe, la Pologne de Jarosław Kaczynski et la Hongrie de Viktor Orban ont donné un important élan à l’illibéralisme. Par ailleurs, le second utilise sans détour cette dénomination. Aujourd’hui élu pour un quatrième mandat, il s’est distingué dès le départ par de forts discours contre la mondialisation et défend ouvertement les valeurs conservatrices : famille traditionnelle, foi chrétienne, nationalisme très prononcé et refus de l’immigration.
Le gouvernement d’Orban est devenu un modèle pour plusieurs et on ne peut que constater les importantes avancées de l’illibéralisme depuis quelques années. S’il est difficile d’inclure dans ce courant un lieu aussi autoritaire que la Russie, par exemple, on y associe des pays très différents tels que les Philippines, l’Inde, le Venezuela, Israël.
En Europe, l’Italie vient de basculer dans le clan illibéral, avec l’élection de Georgia Meloni et des Frères d’Italie. La nouvelle première ministre se dit clairement admirative d’Orban – même si jusqu’à maintenant, elle n’a pas encore ciblé les grandes institutions du pays et celles auxquelles l’Italie appartient. En France, la forte opposition au gouvernement Macron, conséquence de la grande impopularité de sa réforme des retraites, pourrait propulser Marine le Pen et le Rassemblement national au pouvoir, ce qui amènerait un pays de plus, et des plus importants, dans le giron illibéral. Le président Macron, par son peu de respect de plusieurs institutions et du processus démocratique, et par certaines dérives autoritaires, a par ailleurs ouvert la voie à un éventuel changement de régime et a adopté certaines attitudes qui le rapprochent de l’illibéralisme.
La situation actuelle en Israël montre bien où peut aller un gouvernement illibéral dans la pure logique de ce qui définit cette tendance. La mainmise du pouvoir judiciaire par le pouvoir politique, comme voulue par le gouvernement de Benjamin Netanyahou, est une grande dérive du fonctionnement de la démocratie, qui pourrait transformer en profondeur le pays, même si les élections sont maintenues. On comprend très bien l’indignation du peuple israélien engagé dans une grande bataille pour préserver une démocratie fragilisée.
Le cas des États-Unis
Même si le terme illibéralisme n’a pas été souvent utilisé ici pour qualifier le gouvernement de Donald Trump aux États-Unis, il demeure clair que l’ex-président a démontré un net acharnement contre les institutions du pays, ce qui l’associe sans réserve à la tendance illibérale : entre autres, il a détruit l’équilibre entre juges démocrates et républicains à la Cour suprême, il n’a pas reconnu le résultat des dernières élections, il s’en est même pris à des institutions pourtant considérées utiles pour bien régner, comme le FBI.
Aux États-Unis, on pourrait cependant affirmer que la tendance la plus forte de l’extrême droite demeure le courant libertarien. Les deux courants semblent en apparence difficiles à concilier. Le libertarianisme prône un désengagement total de l’État dans le plus grand nombre de secteurs possible, alors que l’illibéralisme s’appuie sur un gouvernement central fort, autoritaire, et sur un chef d’État puissant qui parle et agit au nom du peuple.
Pourtant, illibéralisme et libertarianisme marchent dans la même direction et s’accommodent bien l’un de l’autre. Selon ces deux systèmes, il ne faut contraindre en rien l’économie de marché. Tant les grandes institutions et que les contrepouvoirs démocratiques doivent être démantelés ou, au minimum, affaiblis.
Aux États-Unis, il semble que les libertariens ont signé une sorte de pacte avec Trump : en s’appropriant le pouvoir et en s’attaquant aux institutions du pays comme il l’a fait et promet de le faire encore, Trump crée l’environnement propice à une diminution radicale du pouvoir de l’État qui permettrait à long terme, peut-être, d’installer un système mitoyen, ayant les caractéristiques de l’un et de l’autre régime. Cette alliance associe cependant les libertariens à des tendances particulièrement conservatrices, principalement aux groupes religieux extrémistes, un lien peu naturel qui pourrait peut-être se briser un jour.
Qu’en est-il chez nous ?
La rareté de l’utilisation du terme « illibéralisme » au Québec et au Canada ne nous met cependant pas à l’abri d’avancées dans la propagation de ce régime. Comme à toutes les fois qu’on essaie de définir une tendance politique, la réalité des choses met à l’épreuve toute interprétation simpliste. L’illibéralisme reste complexe et peut s’appliquer de différentes manières. Ainsi, pourrions-nous qualifier le gouvernement de Stephen Harper d’illibéral ? Très à droite, pas forcément populiste, s’attaquant à de nombreux contrepouvoirs sous le prétexte de compressions budgétaires, il s’en est surtout pris à une opposition en provenance des mouvements sociaux – et même du côté des artistes – sans oser affronter les grandes institutions reliées à l’État.
Il risque d’en être autrement avec son successeur Pierre Poilievre. Celui-ci semble clairement s’aligner sur la stratégie de Trump, en dépeignant, dans des discours réducteurs, un pays au bord de la catastrophe et en défiant les médias envers lesquels il a très peu de confiance. La CBC est d’ailleurs la première grande institution publique qu’il combat ouvertement et dont il souhaite l’élimination. Il faudra voir si son programme politique, peu élaboré pour le moment, continuera à s’inspirer de ce qui ressort de la tendance illibérale.
Au Québec, nous semblons plus éloigné·es d’un pareil régime. En 1997, le sociologue Dorval Brunelle a cependant utilisé le terme « illibéral » pour caractériser le gouvernement de Maurice Duplessis pendant la Grande Noirceur [1]. Si le lien peut sembler de prime abord surprenant par son anachronisme, l’association avec les gouvernements illibéraux actuels semble assez claire, par ce mélange de corruption, d’élections systématiquement remportées, de fort contrôle étatique et de libéralisme économique, ce qui convient dans les deux cas.
L’actuel gouvernement Legault aurait-il en lui quelques germes d’illibéralisme ? Son nationalisme, sa prédilection pour l’entreprise privée, son attachement à certaines valeurs conservatrices soulèvent quelques soupçons. Sûrement est-il nécessaire de bien s’en préserver et utiliser tous les ressorts de la démocratie devant un gouvernement profitant d’une si forte prédominance au parlement (par ailleurs, rappelons-le, non proportionnelle au vote obtenu), s’imaginant parler au nom de la majorité alors qu’il gouverne de plus en plus clairement pour la classe aisée.
Une surveillance qui s’impose
L’illibéralisme, parmi ses grandes tares, ramène le chef d’État autoritaire, populiste et qui comprendrait mieux que personne, selon lui ou elle, les aspirations du peuple, victime de la domination d’élites déconnectées et égoïstes. Les soi-disant capacités de cette personne à bien prendre le pouls de la population lui permettraient de faire le tri dans tout le système de contrepouvoirs dont la société s’est dotée justement pour éviter les abus et pour se protéger de l’autoritarisme.
L’illibéralisme est un terme qui définit bien la façon dont l’extrême droite et les héritiers des régimes autoritaires parviennent à s’insinuer dans les systèmes démocratiques, à les détourner de façon plus ou moins discrète, en se servant des frustrations de populations victimes d’une mondialisation si peu attentive à leurs besoins. Ce régime reste avant tout une grande duperie et une importante régression : il rétablit la chape de plomb d’un autoritarisme liberticide tout en accentuant les inégalités sociales, par son parti pris envers le libre marché et son acharnement contre les minorités discriminées. C’est pourquoi il nous faut être particulièrement attentif·ves à ses symptômes, même s’ils nous semblent légers pour le moment.
[1] « La société illibérale duplessiste », dans Duplessis, entre la grande noirceur et la société libérale, ouvrage collectif dirigé par Alain G. Gagnon et Michel Sarra-Bournet, Montréal, Québec-Amérique, 1997. pp. 327 à 347.