Mini-dossier : La rectitude politique en débat
Comment la critique du « politically correct » nous enfonce dans le brouillard
Avec les récents livres de Mathieu Bock-Côté et de Pierre Mouterde consacrés au « politiquement correct », un certain confusionnisme idéologique s’étend du conservatisme au progressisme, au Québec comme en France. Une telle pente manichéenne ne nous fait-elle pas perdre en chemin la boussole de l’émancipation ?
Ces deux livres d’intellectuels actifs dans l’espace politique québécois nous donnent l’occasion de revenir sur la notion à la fois prégnante médiatiquement et floue de « politically correct » (ou « rectitude politique »). Le premier livre vient de la droite, L’empire du politiquement correct de Bock-Côté [1], et le second de la gauche, Les impasses de la rectitude politique de Mouterde [2]. Leurs intersections nous plongent un peu plus dans le brouillard politico-idéologique propre à l’air du temps.
Le double contexte ultra-conservateur et confusionniste du « politiquement incorrect »
Je fais l’hypothèse que, depuis le début des années 2000, nous sommes entrés dans une période où des bricolages idéologiques ultra-conservateurs ont le vent en poupe. Je l’ai précisément documenté pour le cas de la France [3].
J’observe d’abord deux phénomènes politico-idéologiques d’ampleur, le premier très visible et le second peu souvent perçu :
1. le recul du clivage gauche/droite, ayant émergé au cours de la Révolution française et ayant dominé politiquement la scène mondiale au XXe siècle ; les cas des États-Unis et du Québec étant particuliers, car cette opposition y a été longtemps secondaire et une gauche y renaît toutefois ;
2. l’association moderne entre critique sociale et émancipation sociale, qui a aussi commencé à se mettre en place à la fin du XVIIIe siècle en constituant un des piliers intellectuels de « la gauche », s’effrite.
En profitant notamment de cette double crise, un ultra-conservatisme xénophobe (anti-migrants, islamophobe et/ou antisémite), sexiste et homophobe, inscrit dans un cadre nationaliste dénigrant l’espace-Monde, se développe de l’extrême droite jusqu’à des droites radicalisées. Sur la base de la dissociation de la critique et de l’émancipation, l’ultra-conservatisme actuel promeut un hypercriticisme « anti-système » (notion vague et à géométrie variable), dont la mise en cause du supposé « politiquement correct » et les tuyaux rhétoriques complotistes constituent deux des canaux principaux et liés de diffusion.
Cet hypercriticisme déploie une critique superficielle des ordres sociaux et politiques. Ce produit idéologique frelaté ressemble à la critique sociale structurelle propre au marxisme, à l’anarchisme ou aux sciences sociales contemporaines (visant les structures sociales du capitalisme et ses rapports de classe, du sexisme, du racisme, de l’hétérosexisme, etc.), tout en en détruisant la profondeur. Et la critique n’est plus connectée à un horizon politique d’émancipation individuelle et collective, mais justifie au contraire des discriminations (xénophobes, sexistes, homophobes, etc.). Les bricolages idéologiques ultra-conservateurs (dont Alain Soral, Éric Zemmour et Renaud Camus sont les figures les plus connues en France) associés à la montée électorale de l’extrême droite politique ont alors des effets d’aimantation des débats publics.
Cette aimantation est facilitée par la constitution d’un espace confusionniste, alimenté par un accroissement d’interférences rhétoriques et idéologiques entre des postures et des thèmes d’extrême droite, de droite, de gauche modérée et de gauche radicale. Cela s’opère le plus souvent dans une large inconscience, au milieu de nombre d’oppositions et de conflits. Les dérives simplistes de la critique sociale vers la mise en cause du « politiquement correct » dans des modalités souvent complotistes constituent un lieu particulièrement partagé du confusionnisme actuel.
Ultra-conservatisme et néolibéralisme entretiennent des rapports variables : des discours ultra-conservateurs critiquent le néolibéralisme en se réclamant d’une alternative sur une base nationaliste (par exemple, chez Soral, Zemmour ou Marine Le Pen), d’autres sont associés au néolibéralisme (Jair Bolsonaro au Brésil), d’autres encore proposent des hybridations entre dispositifs néolibéraux, critiques partielles du néolibéralisme et ultra-conservatisme (comme Donald Trump), dans ce que le politiste Jean-François Bayart appelle un national-libéralisme [4].
Bock-Côté ou l’ultra-conservatisme de droite
Mathieu Bock-Côté est un essayiste effectuant des va-et-vient entre un souverainisme de droite au Québec et un conservatisme alourdi en France, spécialement sur le site du Figaro. On pourrait dire que c’est un conservateur naviguant entre extrême droite et extrême centre.
Dans son ouvrage, il définit le « politiquement correct » comme « un dispositif inhibiteur ayant pour vocation d’étouffer, de refouler ou de diaboliser les critiques du régime diversitaire et de l’héritage des Radical Sixties ». Déjà cette définition oriente la critique dans une direction idéologique étroite : la double dénonciation des mouvements sociaux des années 1960-1970 et du caractère pluriculturel des sociétés contemporaines. Certes, si le livre se conclut sur un « éloge du conflit civilisé », il peut aussi réévaluer les thèses d’extrême droite de Zemmour ou la tradition politique conservatrice, tout en stigmatisant à longueur de pages « le multiculturalisme », la supposée « immigration massive », le « sans-frontiérisme », les « accommodements répétés avec l’islam », « la lutte contre le racisme », la prétendue « théorie du genre », l’« imaginaire radical de l’émancipation » de « l’individu » à « gauche »… et cela au nom de l’« appartenance historique ou naturelle », de « l’identité nationale » et du « peuple » essentialisé et nationalisé en peuple-nation, en fustigeant les perspectives cosmopolitiques et internationalistes.
Le livre de Bock-Côté s’inscrit dans le genre pamphlétaire, dont la remarquable analyse linguistique et historique de Marc Angenot allant de 1868 à 1968 [5] a pointé des traits rhétoriques qui sont aujourd’hui réactivés dans les bricolages idéologiques ultra-conservateurs et confusionnistes : manichéisme, homogénéisation du réel, complotisme, diabolisation des adversaires, paradoxal moralisme de l’anti-moralisme, pathos de l’hétérodoxie apparente, etc. Angenot éclaire par avance notre présent idéologique : « Le pamphlet se présente comme un discours opposé à celui de l’Autorité et du Pouvoir tout en reproduisant de façon terroriste leurs traits ». Dans ce cadre pamphlétaire, l’argumentation est à plusieurs reprises abîmée par des incohérences logiques, masquées aux yeux même de leur auteur par le ton de l’évidence. Bock-Côté s’insurge par moments contre les « revendications identitaires » et le « lobby identitaire » et célèbre ailleurs « l’appartenance » et « l’identité ». Il met en cause « une forme de complotisme sophistiqué en vogue dans la gauche médiatique », tout en recourant à des formulations à tonalités conspirationnistes comme « le régime diversitaire cherche à reprendre politiquement le contrôle de l’opinion et, cela, de manière explicite ». Ce complotisme attribue à des entités collectives (comme « le régime diversitaire » ou « le multiculturalisme ») des intentions manipulatrices et cachées comme s’il s’agissait de personnages dans un roman d’espionnage.
Mouterde : inconcience confusionniste et nostalgie à gauche
Venant de France et ayant sillonné l’Amérique latine, Pierre Mouterde est devenu une figure stimulante de la gauche québécoise. Dans son suggestif ouvrage Les stratèges romantiques [6], il est un des rares à avoir affronté le problème difficile de ce que le regretté Daniel Bensaïd a appelé « la panne stratégique » de la gauche. Il a aussi noué un dialogue utile entre le socialisme de culture marxiste d’où il vient et la culture libertaire du sociologue Marcos Ancelovici [7].
Dans son dernier livre, Mouterde propose une critique de gauche de « la rectitude politique » afin de ne pas « laisser ce combat dans les seules mains de la droite conservatrice ». Mais en quoi « ce combat » serait-il décisif ? Au bout des 69 premières pages (sur 155 au total), on a principalement affaire à la répétition d’expressions gonflant exagérément une menace largement fantasmée, comme « touche l’ensemble des pratiques politiques démocratiques contemporaines », « les contraintes imposées par « l’empire du politiquement correct » » (en reprenant de manière non critique la formule de Bock-Côté), « partout », « l’expression d’une forme politique dégradée qui a fini par s’imposer dans les sociétés dites démocratiques, capitalistes et néolibérales du début du XXIe siècle », « un vaste consensus idéologico-politique allant pragmatiquement du centre droit à la gauche, voire parfois à une partie de l’extrême gauche »… jusqu’à pouvoir se muer « en entreprise totalitaire ou policière » (sic).
Mais quel est le contenu de ce qui nous dominerait si massivement sans que nous nous en rendions compte ? La définition donnée, en page 17, de « la rectitude politique » demeure vague : « un ensemble un peu disparate de façons de parler, de penser et d’agir individuelles qu’il devient préférable d’adopter, vu l’existence de puissances injonctions collectives et sous peine d’opprobre social marqué ». Quelques anecdotes personnelles et des éléments restreints d’analyse des « affaires » Bertrand Cantat, Claude Jutra et Robert Lepage et de deux débats au sein de Québec Solidaire ne permettent guère d’étayer l’hypothèse d’une construction idéologique cohérente, allant de la droite néolibérale à la gauche radicale, dominant la politique, la culture et l’ensemble de la société. L’hypothèse n’est pas solidement documentée et relève surtout de généralisations hâtives et abusives adossées à une rhétorique de l’évidence. Et cela sans que l’auteur ne se soucie des dégâts intellectuels et politiques générés par le fait de se couler ainsi dans une problématisation conservatrice, même avec quelques déplacements de sens. Car une telle démarche stimule les interférences confusionnistes et paralyse l’imagination propre à une critique sociale émancipatrice Comme si la gauche d’émancipation à réinventer n’avait pas à produire ses propres interrogations sur le réel, ses propres cadrages !
En creux du livre de Mouterde et contre certains de ses penchants, on saisit toutefois quelques enjeux intellectuels de la renaissance d’une politique d’émancipation aujourd’hui. Mouterde privilégie le collectif et le commun sur l’individuel : comment articuler plutôt l’un et l’autre dans un projet d’émancipation à partir des contradictions des sociétés individualistes actuelles, contre tout à la fois le collectivisme des « modèles » dits « socialistes » ayant dominé le XXe siècle et l’individualisme concurrentiel du néolibéralisme ? Mouterde dénonce « le moralisme » et « la moraline » de « la rectitude politique », en semblant même mettre « la politique » au-dessus de « la morale » : comment penser les liens et les tensions entre morale et politique en sortant de cet espace manichéen ? Chez Mouterde tout apparaît s’emboîter (« la rectitude politique », la morale, les aspirations individuelles, le multiculturalisme, le postmodernisme, le néolibéralisme et le capitalisme) dans une totalité maléfique cohérente. Il succombe ainsi à une tendance quasi-théologique à gauche : la focalisation sur un Mal supposé principal empêchant de se confronter politiquement à une pluralité de maux, d’intensité et de dangerosité variables, ayant seulement des interactions et des intersections entre eux (comme le néolibéralisme et l’ultra-conservatisme). La nostalgie des pensées de la totalité le conduit, face au risque postmoderne d’émiettement du sens, à aplatir la diversité des dimensions du réel dans un ensemble unique. Il passe alors à côté de la reproblématisation d’un global pluriel qui ne reconduirait pas l’arrogance du total tout en maintenant des repères généraux dans la pluralité.
La critique du « politiquement correct » comme panique morale
Chez Bock-Côté et Mouterde, la critique du « politiquement correct » relève largement de ce que les sociologues appellent une panique morale. Ils apparaissent tous deux désorientés par de nouvelles évidences générationnelles, pas dans toute la société d’ailleurs, mais dans des milieux intellectuels et militants beaucoup plus localisés, où elles ne sont ni homogènes, ni nécessairement dominantes. Cette désorientation partagée active une nostalgie : d’un ordre traditionnel qu’il n’a pas vraiment connu chez Bock-Côté (né en 1980), d’un socialisme historique dont il a notamment connu le moment 68 chez Mouterde (né en 1951). Cependant si le nostalgisme peut constituer un des poumons d’une politique conservatrice, cela n’est pas le cas d’une politique d’émancipation dont l’appui sur des héritages du passé ouvre sur la construction d’un avenir différent.
La réinvention de l’émancipation ne peut se faire que dans le dialogue critique entre le jeu des impensés et des lucidités propres aux différentes générations. Les leçons d’un « vieux con » (comme moi-même né en 1960) face aux dérives supposées de « jeunes cons » ne portent guère en général d’intelligence critique et imaginative quant aux complications du réel et à l’action pour les transformer.
[1] Paris, Cerf, 2019.
[2] Montréal, Varia, 2019.
[3] Dans P. Corcuff, La grande confusion. Winter is coming, à paraître.
[4] L’impasse nationale-libérale. Globalisation et repli identitaire, Paris, La Découverte, 2017.
[5] La parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982.
[6] Montréal, Écosociété, 2017.
[7] Une gauche en commun. Dialogue sur l’anarchisme et le socialisme, Écosociété, 2019.