Le martineau et l’université
Pourquoi le martineau, chroniqueur générique, attaque-t-il si fréquemment l’université ? Et comment cette dernière peut-elle contrer ces coups venus de la droite, dont elle n’est pas la seule victime ?
Sans doute le martineau a-t-il étudié, jadis, à l’université. Cela paraît, en général, dans ses premiers papiers, ses premières années médiatiques. Certains martinets exhibent même leurs diplômes, montrant ainsi tout le poids de leur amertume, leur regret de ne pas être demeuré enclos entre les murs de l’alma mater, laquelle les a fait naître au débat, leur a révélé leur habileté à manier phrases et idées. Ils étaient curieux, intéressés à ce qui les déstabilisait, les étonnait, à la possibilité du changement, dans le monde comme dans leurs jugements.
Le martineau avalé par le succès
Mais, peu à peu, cela s’est estompé, puis s’est s’évanoui. Pour une bonne part, la réussite a emporté le martineau. On lui demande de plus en plus de textes, de plus en plus d’opinions, chaque jour, puis plusieurs fois par jour. Comment, dès lors, avoir le temps de cerner des idées (surtout si étrangères), de patiemment explorer une question, d’affronter le non-savoir que tout problème peut susciter, la confrontation avec ses propres lacunes ? Il est avalé par un système médiatique qui exige de lui une relance constante de l’attention publique, qui le pousse à reproduire sans cesse plus rapidement et avec toujours un peu plus d’intensité les mêmes idées, les mêmes phrases (argent et renommée compensent abondamment cette aliénation intellectuelle). Le martineau est alors coupé de l’université dans son langage, attiré vers la simplicité populacière, par la méprisante conception qu’il se fait de la véritable simplicité de la parole ordinaire, de la parole « sans qualités ». (Je l’ai connue, cette dernière, sur la ferme, dans mon village, dans les épiceries et shops où j’ai travaillé. Ses locuteurs·trice·s peuvent certes se complaire dans sa version martinienne, agressive et dénuée d’empathie ; mais au quotidien, la parole ordinaire est modeste, avance à pas feutrés, opère volontiers un recul de Normand, après avoir lancé une énormité.)
De fait, le martineau n’a généralement que de lointains contacts avec l’université. Il ne lit plus les travaux universitaires (s’il les a jamais lus). Il ne lit plus que les universitaires qui le contestent, qu’il déteste ou qu’il peut transformer en épouvantails (et encore). Il ne les fréquente plus. Il n’a pas le temps. Il doit alimenter la machine, il est pigiste, il n’a pas de pension, il doit faire le plus d’argent le plus rapidement possible. Tant et si bien qu’il dérive peu à peu jusqu’à ne plus voir dans l’université qu’un repère d’adversaires, ou pire, l’ennemi principal. Il en vient ainsi à ne plus écrire sur l’université sans écrire contre elle, retournant contre elle, contre son prestige, tout le ressentiment accumulé au fil des ans.
Intellectuellement prisonnier de son succès, le martineau ne peut plus changer, ne peut plus qu’être contre le changement, les mots nouveaux, les revendications nouvelles. Il a de puissants intérêts à être conservateur. Le changement menace de démonétiser ses arguments, d’enrayer leur incessante et inaltérable republication, de mener son fonds de commerce à la faillite. La firme martineau inc. ne peut se le permettre. Elle trouve ainsi une très sûre alliance avec les forces politiques conservatrices. Le caquisme engendre ainsi le triomphe du martineau. Les ministres agissent désormais en fonction de ses idées, imaginez !
L’université en résistance
Que peut l’université contre le martineau ? Que peut-elle opposer au pouvoir économique, médiatique et politique qui le soutient ? Elle n’a guère que les pouvoirs du langage. Ceux du langage savant, d’une part, de la saisie des corpus des martinets dans les filets de l’analyse et des formes de rationalité argumentative. Ceux des combats intellectuels et de la création, d’autre part, formes plus libres, plus fragiles, plus exposées aussi, mais peut-être tout aussi redoutables. Je n’en suis pas sûr, cela dit. La plus grande force de l’université tient sans doute aux intérêts économiques qui ont partie liée avec elle. Car, ultimement, le capital peut s’accroître bien plus fortement grâce à l’université et ses « innovations » commercialisables que grâce aux martinets, malgré les résistances parfois vives au capital qu’engendre l’université. L’université peut ainsi trouver des allié·e·s modéré·e·s pouvant faire contrepoids au martineau. Mais ce ne sont pas ceux que les universitaires les plus opposé·e·s aux martinets souhaitent : il y a une même radicale opposition au martineau et au capital, dans les conceptions de ces dernier·ère·s, dont je suis.
Relance, donc, de l’interrogation, en ce qui me concerne, mais persistance de la résistance. Sans aucune certitude quant aux chances de repousser cette vague brune, écrire et tenter de construire des solidarités. Défendre ce que les martinets attaquent le plus fréquemment, dans l’université : nos collègues livré·e·s par eux à la haine des trolls, le féminisme, les gender studies, les recherches sur le racisme systémique et l’extrême droite, etc. Ceci sans oublier que les plus menacé·e·s, par les martinets, les plus exposé·e·s aux conséquences négatives de leur fiel, sont souvent hors de l’université : travailleur·euse·s racisées et immigrantes, entre autres. Que le privilège propre à l’université serve aussi à cela : donner des armes aux dominé·e·s, contre les martinets, ces millionnaires de l’intolérance au service des millardaires. Peut-être est-ce parce que certain·e·s de nos collègues le font déjà si bien, si admirablement, que les martinets détestent tant l’université.
N. B.
Le martineau est pour moi, dans ce texte, un personnage générique, la forme idéaltypique du chroniqueur québécoirien, radiopoubellien : le chroniqueur martelant incessamment le même ressentiment, les mêmes thèmes, souvent sur plusieurs tribunes à la fois. La complexité des faits étant toujours ramenée au même clou, sur lequel taper encore et encore : le racisme anti-blanc, le multiculturalisme, les « excès » du féminisme et des LGBTQ, etc. Par ailleurs, j’emploie le masculin, pour souligner les accointances idéologiques entre les martinets et la domination désormais inquiète du patriarcat.