Mini-dossier - La philanthropie : une fausse solution pour le communautaire
Action communautaire autonome et philanthropie : une relation tendue
La question de l’autonomie des groupes communautaires soutenus par la philanthropie soulève des débats au Québec depuis plus de 15 ans. Ces débats sont notamment liés à l’arrivée dans le paysage d’un acteur philanthropique doté de ressources financières considérables et d’une influence notable : la Fondation Lucie et André Chagnon (FLAC). Cette fondation a été le premier avatar québécois d’un nouveau type de philanthropie élitaire privée que j’appelle « philanthropie d’investissement », mais qui, dans la littérature scientifique, est souvent désignée sous le vocable de venture philanthropy, ou encore de « philanthropie de risque ». Cette forme de philanthropie suscite des débats et des tensions au sein du secteur communautaire dans la mesure où elle tend à canaliser, bureaucratiser et rationaliser selon une logique marchande l’action des groupes qu’elle soutient [1]. Par ailleurs, elle influence les autres acteurs philanthropiques, si bien que son discours et ses pratiques sont intégrés par des fondations ne se réclamant pourtant pas de ce courant.
La philanthropie d’investissement tente d’introduire dans le fonctionnement des organismes un modèle de gouvernance reposant sur trois normes : 1) une norme de « planification » ; 2) une norme « d’évaluation » ; 3) une norme reliée au travail en partenariat (concertation). Elle veut permettre le développement et le renforcement des capacités organisationnelles des groupes afin d’intégrer ceux-ci dans une gouvernance du social dont l’objectif est le « traitement » des populations pauvres et vulnérables. Ce traitement passe par l’élévation des niveaux de santé et d’éducation des populations, la modification des comportements à risque et le développement des compétences. Il nécessite une mobilisation des acteurs publics, privés et communautaires. Cette mobilisation instrumentalise les groupes communautaires qui deviennent les principaux responsables de la mise en œuvre des stratégies élaborées par les expert·e·s et financées par les philanthropes. C’est aux groupes que sont confiées les opérations courantes sur le terrain. Cette logique participe bien entendu à une forme de cooptation de l’action communautaire par les élites et les autorités publiques.
La FLAC affirme s’être détournée de ce type de philanthropie durant les dernières années. Or, le discours et les pratiques de la philanthropie d’investissement sont désormais intégrés et adaptés par d’autres acteurs du milieu philanthropique québécois. Citons ici le cas de Centraide du Grand Montréal. En 2010, Centraide du Grand Montréal lance sa stratégie 2010-2015. Le document fait la promotion des notions « d’investissement social », de « planification », « d’évaluation » et de « concertation ». En 2017, la fondation fait connaître ses orientations stratégiques pour 2017-2021. Le « don transformationnel », le méga don fait par un donateur ou une donatrice fortuné·e, y est valorisé, l’évaluation devient « plus que jamais le mot-clé » et la notion de « performance » y occupe une place de choix. Cette nouvelle culture de la performance amène d’ailleurs Centraide à priver de financement un groupe de lutte à la pauvreté bien implanté dans Hochelaga-Maisonneuve et soutenu depuis 37 ans, l’Organisation populaire des droits sociaux de la région de Montréal (OPDS-RM) [2].
Bref, si la recherche de financement est capitale pour tout groupe communautaire, la prudence est de mise lorsque vient le temps de rechercher et d’accepter un soutien philanthropique. L’ascendance du donateur et de la donatrice est forte au sein de la philanthropie d’investissement et ce courant a une forte influence sur la philanthropie actuelle. Les philanthropes et leurs réseaux d’expert·e·s ne possèdent ni la légitimité démocratique ni la connaissance des réalités du terrain pour orienter la trajectoire de l’action communautaire. Il appartient au secteur communautaire de choisir ses propres modes d’organisation, de décision et de travail en coalition.
[1] Maxim Fortin, « La philanthropie d’investissement au cœur de la gouvernance du social : une comparaison Québec/New York ». En ligne : corpus.ulaval.ca/jspui/bitstream/20.500.11794/36755/1/35202.pdf
[2] Pour en savoir plus : Valérie Beauchamp (2019), « Centraide. Quand les fondations disciplinent le communautaire », À bâbord !, no 78, printemps 2019, p. 16-18