Regards féministes
Écrire féministe de la main gauche
Voici ma dernière chronique officielle dans À bâbord !. Oui, j’ai tenu une chronique, au cours des dernières années. C’est-à-dire que j’ai écrit, régulièrement, un texte féministe destiné à la revue, des textes dont je dirais même qu’ils lui ont été confiés, À bâbord ! accueillant avec générosité ce que je lui soumettais d’idées et de mots en suivant le pas à pas de ce qui se passait autour de moi et de ce qui, moi, me traversait.
En fait, je ne sais pas si « chronique » est le bon mot. Peut-être qu’il s’agissait plutôt de petits essais, de tentatives, d’articles réflexifs… Qui sait ? Dans tous les cas, j’ai eu droit à un espace public, j’ai eu accès à une agora, et ce lieu m’a permis de penser et d’explorer. J’ai trouvé là une forme – une contrainte d’écriture – qui me convenait mieux que je ne l’aurais anticipé, un travail de la brièveté. J’ai tenté d’articuler des pensées qui me taraudaient, parfois des obsessions, parfois des liens que je voulais tenter. J’ai fait le pari d’enchaîner des idées, de suivre un fil même quand il était en pointillés, au risque de me tromper et de ne pas y arriver. Voilà ce qu’À bâbord ! a permis.
Au cours des dernières semaines, dans cette folie pandémique qui à un moment donné a presque tout arrêté sauf nos vies internes, j’ai réfléchi à ce que ça signifie d’écrire régulièrement pour la même revue. Comment ses pages deviennent une sorte de maison, de foyer, un lieu où on peut s’installer aisément parce qu’on ne s’y trouve pas menacé. On parle beaucoup de safe space, depuis quelques années, reprenant le concept de Mary-Louise Pratt pour le galvauder, le détourner, au lieu d’y lire ce qu’elle y avait elle-même mis : un lieu où des individus minoritaires ou marginaux pouvaient se retrouver entre eux et elles (pour refaire des forces, élaborer des stratégies, discuter, traverser les désaccords…) avant de retourner dans la zone de contact qu’est le monde. À bâbord ! aura été ce type d’espace sécuritaire, pour moi, au cours des dernières années. Je m’y suis installée pour prendre de l’assurance, monter une artillerie, inventer des tactiques, avant de retourner dans le monde (celui des réseaux sociaux et des grands médias tout autant que celui des rues et des couloirs d’université).
Si je suis venue à À bâbord !, c’est aussi par curiosité : j’aime multiplier les types d’écriture, les lieux de diffusion, et dès lors les publics. Et c’est donc aussi pour cette raison que je quitte cet espace sécuritaire pour avancer encore plus dans la zone de contact. Pour être comme ces quilles ou ces bouées qui tanguent en suivant le mouvement de l’eau et reviennent toujours à la verticale. Bousculées sans être tombées. Et dès lors occuper la place. Rester sur place malgré vents et marées. En gardant en tête la ligne à suivre : ne pas faire de tort. Ne pas enfoncer le clou de la blessure. Ne pas refuser de regarder en face les conflits dans lesquels on baigne, mais ne pas non plus attiser la haine, ne pas prendre plaisir à la voir grandir. Toujours essayer de faire mieux.
Je tourne et retourne dans ma tête l’opposition entre les individus qui défendent la liberté d’expression alors qu’ils crient déjà très fort dans l’espace public, la différence entre ces personnes et les individus qui cherchent tant bien que mal à contrer l’invisibilisation et le mutisme, faisant usage de miettes d’expression. Je m’interroge sur le droit que s’accordent allégrement les privilégié·e·s de se boucher les oreilles et de se fermer les yeux, question de rester bien à l’aise là où ils et elles sont, tout en criant que ce confort, on est en train de leur enlever. Parce que ce qui dérange le plus, est-ce que ce n’est pas, justement, le malaise, l’inconfort que la parole dite « de gauche » suscite ? Cette parole accusée d’annulation (comme dans : cancel culture), accusée de vouloir effacer tout ce qui ne pense pas comme elle ? Pourtant… la parole qui annule, n’est-ce pas celle qui prend toute la place ? Et qui, la prenant, interdit l’accès aux autres points de vue ? Et est-ce que ce n’est pas là ce contre quoi se dresse la culture dite woke, exigeant qu’on cesse de se complaire dans la plainte de ce qui nous a été enlevé, pour au lieu accepter enfin de se regarder en face pour prendre la mesure de qui on est et de ce qu’on possède pour vrai ? Ce qu’on détient comme pouvoir. Le visage qu’on représente. Les « valeurs » qu’on défend.
Je continue à penser qu’être « de gauche », c’est essayer de faire mieux, ce qui signifie repérer ses angles morts et les fouiller, regarder vers l’avant et rester à bâbord. Écrire de la main gauche.
Je me revois, jeune adolescente, un jour de fin de semaine, arriver chez mon amie Laurence en banlieue d’Ottawa. Son père était assis dans un fauteuil, au salon. Le repas venait de se terminer, un repas accompagné de grandes discussions, comme c’était toujours le cas chez les Cloutier, et un disque tournait. Après m’avoir saluée, le père de Laurence s’est mis à me parler de celle dont j’entendais la voix : Danielle Messia. Elle était morte peu de temps avant, le 13 juin 1985, de leucémie. Elle avait 28 ans. C’était à la veille de son passage à l’émission de Michel Drucker, au moment où un long article s’écrivait sur elle dans un magazine musical, au moment où le succès arrivait enfin grâce, entre autres, à cette chanson qui tournait chez mon amie : De la main gauche.
Je me souviens de la voix profonde, rauque de Danielle Messia. Une voix qui donnait l’impression d’être affligée, traversée par la douleur. Elle qui chantait cette main bannie toujours cachée, une main qui n’a jamais compté, une main sans cesse sacrifiée pour trouver le droit chemin, une main ouverte qui « pour la guerre, n’est pas prête, et pour le pouvoir, n’est pas douée ».
On prend tous la ligne droite, chantait Messia. On la prend parce qu’elle est plus courte, mais sans se rendre compte qu’elle est étroite. Sans comprendre qu’elle ne laisse pas de place pour l’amour… Peut-être que tout est là, dans le fait de se tenir du côté de la maladresse, des bifurcations, des hésitations, et d’écrire en tremblant, en se trompant, en essayant de faire une place à ce que Danielle Messia chantait : « dire que je t’aime parce que ça sonne vrai ».
L’amour aurait besoin d’espace au lieu d’enfermement, de largesse au lieu d’exiguïté. Est-ce que ce n’est pas là ce que la gauche défend ?
Les textes écrits dans cet espace auront toujours été à gauche, et féministes. Parce que le féminisme au nom duquel j’écris n’est pas une affaire de haine. C’est peut-être, oui, une affaire de colère. Parfois. Souvent. C’est sans doute une affaire d’indignation face aux nombreuses injustices. C’est aussi une affaire de ressentiment. Le ressentiment au sens où l’écrivait Jean Améry, survivant des camps allemands : le ressentiment n’est pas un désir de vengeance. C’est le refus d’une certaine naïveté qui veut qu’on puisse, tout simplement, excuser, pardonner, oublier. Le ressentiment, c’est le refus des larmes qui lave les crimes et les blessures du passé. Les larmes de crocodile. Le ressentiment, c’est vouloir que l’individu qui a mal fait soit impliqué dans la vérité de son méfait, pour que sa victime ainsi ne soit plus seule de son côté.
Voilà le ressentiment féministe, son exigence. Les féminismes demandent de regarder le monde avec nous, et de reconnaître le mal qui a été fait aux femmes, avant, maintenant, pour que ça s’arrête après. Cette demande-là n’est pas un refus, une fin de non-recevoir. C’est une ouverture, la lucidité de l’espoir.
Et ça, est-ce que ce n’est pas déjà de l’amour ?
Le collectif d’À bâbord ! remercie grandement Martine Delvaux pour ces années de contribution. Bonne route !