Mini-dossier : La rectitude (…)

Mini-dossier : La rectitude politique en débat

Le champ gauche

Marc-André Cyr

Il devient de plus en plus urgent de critiquer les dérives identitaires et individualistes de la gauche contemporaine, mais comment y arriver sans tomber dans le piège de la réaction ?

Par-delà la dénonciation de la « rectitude politique progressiste », il faut lier les causes de cette montée du discours identitaire au contexte historique qui lui a permis de voir le jour. Il faut refuser de considérer le combat politique comme une joute sportive. Les forces de gauche et de droite d’aujourd’hui ne se font pas face. La droite domine la gauche, c’est en surplomb qu’elle ordonne les frontières du débat, à un tel point que les progressistes adhèrent en partie et inconsciemment aux dogmes économiques du néolibéralisme.

Résultat : notre époque connait plus d’idéal commun. Le libéralisme n’a pas rempli ses promesses, le socialisme est mort et l’anarchisme, à la marge. Ne reste que les lubies nationalistes, l’État sécuritaire et le statu quo à préserver. L’enfermement est total. Les débats politiques ne concernent plus les fondements de notre vivre-ensemble, les orientations globales que nous voulons donner à nos institutions ou même les « grands » projets à mettre en marche. Le seul ersatz de débat toujours possible concerne les différents changements à opérer afin que les sociétés répondent mieux aux impératifs de la croissance. Même l’indépendance nationale, bien qu’elle soit conforme aux principes légaux régissant l’existence actuelle des États, semble désormais impossible – le cas de la Catalogne est en ce sens probant, mais également celui du Québec.

Guerre culturelle

Face à son propre triomphe, la droite s’est radicalisée (« décomplexée » comme elle aime le dire). Renouvelant sa rhétorique pour la faire coïncider avec les intérêts du moment, elle a recadré le débat afin qu’il prenne les apparences d’une « guerre culturelle ». Comme l’a analysé le sociologue Thomas Frank [1], cette guerre a déplacé la division entre les riches et les pauvres pour qu’elle recoupe désormais l’« élite » et le « peuple ».

Les adversaires du peuple ne sont désormais plus les riches et les exploiteurs, mais bien les intellectuel·le·s, les artistes, les bien-pensant·e·s, les « gauchistes » petits-bourgeois… La crise écologique et les progressions fulgurantes de la pauvreté rendant difficile la défense de la hiérarchie actuelle, il fallait gommer les rapports de force, les renverser dans les esprits afin que la population continue de s’identifier à ses dirigeants.

Autrement dit, pour protéger l’élite économique, la droite a fait dévier le regard vers l’élite culturelle (par exemple : la « clique du Plateau »). Ce recadrage lui permet de créer des solidarités verticales : le peuple peut désormais élire des multimillionnaires qui vont objectivement participer à son appauvrissement dans la mesure où ceux-ci défendent ses « valeurs » – le sens commun, le conservatisme, la famille, la nation, etc.

Cette transformation du débat politique n’aurait toutefois pas été un tel succès sans l’apport inestimable de la gauche libérale. Soumise aux aléas de la machine automate capitaliste – une soumission inévitable sans luttes ni résistances – cette gauche parlementaire a mis de l’avant des politiques néolibérales tout aussi dogmatiques que ses adversaires de droite.

Les gouvernants progressistes ont ainsi laissé de côté la défense des pauvres et des travailleur·euse·s au profit d’une approche moralisante et symbolique de la politique. La lutte pour la reconnaissance a supplanté celle de l’égalité. Cette dernière a été mise de côté au profit de la seule revendication « réaliste » en régime libéral : la reconnaissance symbolique. Les progressistes revendiquent désormais une hiérarchie plurielle et représentative des minorités : plus de cheffes d’entreprise, plus de politiciens noirs, plus de généraux transgenres, plus de minorités dans le monde du spectacle... Le premier ministre Trudeau est l’archétype de cette idéologie. Il pleure sur le sort des minorités tout en laissant intactes les structures sociales qui reproduisent leur domination.

Position de repli

Ce recadrage du débat n’apparaît pas par hasard : c’est la chute de l’idéal socialiste qui, du moins en partie, l’explique. La fin des utopies fait apparaître les formes actuelles de l’économie comme éternelles, sans possibilité de dépassement. Il ne s’agit plus seulement de critiquer les « trahisons » ou les « démissions » de la gauche, mais bien de saisir comment cette subjectivité répétée a mené à une condition objective : la mort d’un sujet révolutionnaire. Un sujet qui n’existe pas seulement « en soi » – matériellement – mais qui, pour exister, doit lutter pour son autoémancipation [2].

La gauche est donc en position de repli. Alors que la droite danse sur la tombe du prolétariat pour célébrer la nation, la gauche se dispute les derniers morceaux de son cadavre. Elle se prétend toujours du côté des pauvres et des « damné·e·s de la terre », mais l’impossibilité de dépasser les formes actuelles de la société la mène à jouer sur le terrain du statu quo. L’identité prolétarienne étant en décomposition, la gauche prend désormais le parti des nombreuses identités qu’elle recouvrait (sexuelles, raciales, ethniques…).

Pas plus qu’elle n’est une contradiction secondaire ou petite-bourgeoise, cette lutte pour la reconnaissance n’est pas nouvelle. Il ne s’agit pas de critiquer sa légitimité, mais bien la manière dont elle est menée. En phase avec la guerre culturelle, ce qui lui manque désormais, c’est la dialectique la raccordant à l’économie. Sans cette mise en relation, la lutte identitaire reste strictement formelle : elle ne revendique aucun changement radical et se condamne à une reconnaissance abstraite, sans contenu concret. À l’inverse, une lutte strictement économique serait elle aussi abstraite puisqu’elle laisserait de côté les modalités concrètes permettant aux inégalités de se reproduire. L’économie vient donc lier entre elles les différentes luttes. Elle appelle à fédérer les particularités pour viser le dépassement, non seulement de l’économie capitaliste, mais de toutes les oppressions.

En négligeant l’économie et la lutte des classes, la gauche cadre ainsi parfaitement son discours à l’intérieur de la guerre culturelle déclarée par la droite. Alors que cette dernière se targue de défendre le peuple « ordinaire » face à l’élite intellectuelle progressiste, la gauche réplique que ce peuple est en fait porteur de sexisme et de racisme – sans oublier l’homophobie, la transphobie, le capacitisme, la grossophobie, l’anthropocentrisme… – et qu’il est divisé entre plusieurs identités en conflit les unes avec les autres. Aucune identité émancipatrice collective n’est considérée…

Privilège ou justice

Hégémonique, le concept de « privilège blanc », que l’on retrouve dans les pages des journaux à grand tirage, à Hollywood et dans les séries télé à grand déploiement, vient également confirmer l’enfermement idéologique de cette gauche. Peggy McIntosh, qui fut parmi les premières à donner forme au concept, considère que la non-discrimination est un privilège. Preuve que le dépassement du statu quo est considéré comme impossible, l’absence d’injustice en vient à être présentée comme une chance. Si le privilégié est toujours celui qui domine, exploite, tire les ficelles du pouvoir ou est propriétaire des moyens de production, ce n’est pourtant pas lui qui est visé par cette rhétorique, mais bien le citoyen ordinaire, celui qui n’est pas harcelé par la police, qui n’a pas peur de marcher dans la rue la nuit et qui n’est pas discriminé à l’emploi…

La dignité et la justice n’apparaissent donc plus comme un idéal à conquérir à travers la transformation plus ou moins radicale des institutions, mais comme un état de supériorité lié à son sexe, à son genre, à sa race et (parfois, quoique rarement) à sa classe. Comme aucune alternative ne permettant l’émancipation et l’égalité pour tou·te·s n’est à l’ordre du jour, on demande ainsi aux déclassé·e·s de reconnaitre que certain·e·s vivent une situation encore pire que la leur.

À la solidarité verticale proposée par les conservateurs, la gauche réplique ainsi de manière beaucoup trop symétrique. Les deux performances se renchérissent l’une et l’autre. La droite affirme qu’il n’y a pas de honte (entendre : « on peut être fier ») d’être un homme ou une femme « ordinaire », « majoritaire » ; la gauche réplique que cet homme ou cette femme « ordinaire » est privilégié·e et doit faire son examen de conscience. L’objet est vu sous différents angles, mais le dépassement des catégories qui permettent sa reproduction n’est jamais considéré. Incapable de penser par-delà la nation, la gauche se replie en deçà, dans les multiples tensions se trouvant en son sein : race et minorité, sexe et genre, des catégories qu’elle réifie et essentialise de la même manière que ses adversaires. Elle laisse ainsi intacts les privilèges des classes dirigeantes, les structures patriarcales et racistes de nos sociétés.


[1Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, Paris, Agone, 2008, 448 p.

[2E.P. Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 2012 [1963], 1216 p.

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