Mini-dossier : La rectitude politique en débat
Réplique à Philippe Corcuff. Crise de la représentation et rectitude politique
Je dois dire que ton texte m’a surpris puisque tu disais avoir apprécié mes deux ouvrages précédents, dans lesquels pourtant tout ce que je dis sur la rectitude politique se trouve déjà en germe. Je te croyais aussi plus sensible aux difficultés que la gauche peut connaître aujourd’hui ainsi qu’aux impasses dans lesquelles elle tend plus souvent qu’autrement à s’enfermer. N’es-tu pas bien placé, par ton parcours militant même, pour le savoir ?
La rectitude politique en effet, telle que je la définis – il aurait fallu que tu t’arrêtes aux différents niveaux de la définition que peu à peu je mets en place – tient de l’obsession accordée aux apparences sociales, elle-même soutenue par le recours au moralisme [1]. Elle s’inscrit dans un contexte collectif tout à fait particulier, celui de la crise de la représentation politique [2] et du politique en général que nous expérimentons actuellement, en particulier dans les démocraties représentatives de tradition libérale.
Et peut-être est-ce à cela que tu n’as pas été suffisamment attentif ? Il y a pourtant un chapitre entier sur ce thème (« La rengaine plaintive d’une époque aux abois ») : celui du changement de contexte social et politique dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Je le traite évidemment sur le mode descriptif et, pour être pédagogique, à partir de sentiments subjectifs que tout le monde peut ressentir. Qui en effet n’a pas noté quelque part le changement « d’air du temps » que nous avons connu en passant des années 1960-1980 aux années 2000-2020, et qui fait qu’aujourd’hui nous sommes, au fil d’inquiétudes grandissantes, en panne de projet collectif positif, placés politiquement sur la défensive, hantés par les logiques de la tolérance zéro et d’une culpabilité récurrente ?
Et je dis cela sans nostalgie aucune, simplement comme un constat qui permet de mieux comprendre le monde dans lequel nous sommes, et par conséquent la pertinence ou non des actions militantes que nous pourrions y mener.
C’est ce nouveau contexte qui agit comme un terreau favorable au développement de la rectitude politique. C’est lui qui permet aussi de comprendre le fait – alors que la politique renvoie toujours, quand on est de gauche, à l’idée de rendre les choses possibles – que la rectitude politique, elle, favorise la formation d’un consensus mou autour, au pire, du statu quo économique et, au mieux, autour d’une valorisation purement culturelle des droits individuels et du droit à la différence. Se contentant du fait que chacun paraisse jouer le rôle qui lui a été socialement conféré.
En ce sens, plus que comme une atteinte à la liberté d’expression ainsi que le prétend la droite, la rectitude politique doit être interprétée comme renvoyant à une forme de politique dégradée, renforçant les effets, si bien décrits par Guy Debord, d’une société du spectacle qui nous amène à nous concentrer sur les seules logiques du paraître et de leurs illusions ; nous interdisant chaque fois plus de faire la part entre le réel et l’image qu’on a pu reconstruire de lui. Et pouvant qui plus est se couler facilement dans les logiques disciplinaires du biopouvoir décrites par Michel Foucault, ou encore dans celles du néolibéralisme éthique dont parle Grégoire Chamayou [3].
C’est en cela que la rectitude politique est – comme tu te le demandes – « décisive », ou tout au moins qu’elle mérite quand on est à gauche qu’on s’arrête au phénomène qu’elle représente. Et cela, même si c’est la droite qui – pour des raisons qui lui sont propres – en a fait son cheval de bataille. Car, quel que soit le cadre théorique que l’on privilégie, il y a de bonnes raisons à gauche de vouloir s’en méfier, tant par son rigorisme moralisant elle ouvre la porte à de nouvelles formes de contrôle ou de désappropriation, en participant qui plus est au brouillage de celles-ci. Il s’agit donc d’un problème qu’on ne peut pas prendre à la légère – ou encore de haut – comme tu sembles vouloir le faire, tant elle finit par déteindre, non seulement sur nos pratiques démocratiques, mais aussi sur nombre des pratiques actuelles d’une certaine gauche radicale.
En effet, la rectitude politique finit par subvertir le champ du politique en y installant une approche moraliste qui, parce qu’elle interpelle d’abord et avant tout le seul individu, surdétermine tout jugement en la matière. Elle tend ainsi à cautionner de manière a-critique un individualisme exacerbé prenant la forme d’une sorte d’égo-grégarisme [4] ou si on veut « d’individualisme sans individualité », débouchant – non pas, comme le veut la tradition de gauche, sur « une conjuration des égaux » – mais sur une « conjuration des égos ».
Toi qui t’es beaucoup intéressé à la question de l’individu et de son émancipation dans nos sociétés contemporaines, pourquoi n’as-tu pas porté plus d’attention aux remarques critiques et détaillées que j’ai reprises dans mon essai à ce propos [5] ? Étonnant !
Une dernière remarque enfin, au camarade politique que tu restes pour moi : comment expliquer les procédés rhétoriques plutôt gratuits que tu utilises pour jauger cet essai sur la rectitude politique ? Par exemple, tu le taxes de « confusionniste », mais sans jamais t’expliquer là-dessus, alors que pourtant dès le début je me suis efforcé de distinguer étroitement ce qu’il pourrait en être d’une critique de droite et de gauche. Ou encore, tu fais mine de reconnaître qu’on y trouve quelques enjeux intellectuels touchant à la renaissance d’une politique d’émancipation, mais pour aussitôt en minimiser la portée et passer sous silence la longue argumentation que je mène à ce propos autour de la nécessité de penser le système global. Et que dire de ces jugements sans appel (« S’engageant du côté de la moraline » ; « Tout paraît s’emboiter [...] dans une totalité maléfique cohérente »), alors que précisément je m’évertue à distinguer les niveaux d’analyse, notamment au travers de la formule soigneusement pesée de « posture culturelle post-moderne ». Sans parler bien sûr des distinctions que j’effectue entre jugement moral, jugement moralisant (moraline) et jugement politique et qui organisent tout cet essai. Et l’on pourrait multiplier les exemples de ce genre !
Après tout, la gauche n’est-elle pas suffisamment mal en point pour tenter d’éviter les polémiques faciles et pleines de raccourcis, surtout celles qui s’emploient à réduire ou malmener la pensée d’autrui, pour ensuite donner l’impression qu’elle peut être, sans problème, balayée du revers de la main ? Ces procédés ne font nullement avancer la compréhension de la réalité sociale et politique vis-à-vis de laquelle – démunis comme nous le sommes à gauche (voir à ce propos la crise du coronavirus) – nous aurions plutôt besoin d’une approche avant tout collaborative et constructive. Une approche qui n’exclut pas la critique, mais qui cherche à la mener sur le fond et certes avec toute la sévérité nécessaire, mais aussi avec toutes les précautions qui se doivent.
[1] Pierre Mouterde, Les impasses de la rectitude politique, Montréal, Varia, 2019, p. 20.
[2] L’expression est du sociologue Alain Touraine, qui la définit comme « la mise en question actuelle de la façon dont la politique représente les acteurs sociaux ou les intérêts sociaux ». Cf. « La crise de la représentation politique », Sociologie et sociétés, vol. 15, no 1, avril 1983, p. 131140. NDLR.
[3] La société ingouvernable, Paris, La Fabrique, 2018, 336 p.
[4] Formule que l’on doit au philosophe Dany Robert Dufour et visant à pointer du doigt un nouveau type d’individualisme mettant en jeu une étrange combinaison d’égoïsme et de grégarité. Cf. « Dix lignes d’effondrement du sujet moderne », Cliniques méditerranéennes, no 75, 2007, p. 91-107.
[5] Les impasses de la rectitude politique, op. cit., p. 115-126.