Dossier : Québec, ville plurielle
Reterritorialisons Québec
Dans le contexte actuel, il est essentiel de comprendre que l’occupation territoriale dont nous héritons est le produit de l’érosion du bien commun par des intérêts privés.
L’asservissement mondial aux logiques néolibérales est quasi total. Pensons à l’emprise de la propriété privée sur le territoire, du salariat sur le temps, des GAFAM sur les données personnelles, de Monsanto sur la production agricole, de Nestlé sur les bassins hydrographiques, de la publicité sur la sphère publique, de l’oligopole automobile sur les déplacements, de l’industrie pétrolière sur la matérialité…
En Amérique du Nord, l’une des seules activités urbaines rendues possibles hors de l’habitation est la consommation. Le réseau autoroutier, tel un système artériel qui conduit les flux sanguins vers les organes vitaux, raccorde les automobilistes aux centres commerciaux, des temples voués à la consommation. En ville, l’artère commerciale reprend cette charge symbolique. Aux dimanches passés à l’église ont succédé des séances de magasinage.
La résultante physique du libéralisme
À Québec, ce rapport hégémonique a engendré une ville diffuse à la fois physiquement, socialement et géopolitiquement, dominée par ses banlieues-dortoirs. En 70 ans, la superficie du territoire urbanisé s’est multipliée par douze alors que la population n’a même pas triplé. Et les fusions municipales de 2002 ont complété l’absorption des quartiers historiques par les tissus périphériques. Résultat : plus de 70 % des citoyen·ne·s de la ville résident aujourd’hui dans une banlieue qui incarne l’isolement social, l’abondance des ressources matérielles et l’exclusivité des usages de la voiture [1]. C’est un cercle vicieux qui confère assurément le pouvoir à des élu·e·s reflétant cette réalité dominante, et qui désavantage systématiquement les habitant·e·s des quartiers centraux.
Puis, profitant de la captivité des automobilistes coincé·e·s dans les embouteillages de l’heure de pointe, ainsi que du financement privé offert par l’industrie de consommation, des animateurs toxiques de radios-poubelles, tels André Arthur, Jeff Fillion et Éric Duhaime, dénigrent quotidiennement tout ce qui diffère des modes vie égoïstes qu’ils représentent : Autochtones, écologistes, féministes, artistes, cyclistes, pauvres, groupes communautaires, locataires [2]…
La culture néolibérale a colonisé autant les mentalités que la forme physique de l’occupation territoriale, tout en veillant au maintien de son monde cancérigène. Alors, comment sortir de cette prison ?
Un message de Gaïa
Depuis des décennies, l’écologie se heurte à l’indifférence d’une classe dominante qui, au nom de la sacro-sainte économie et d’une accumulation infinie du capital, refuse catégoriquement de remettre en cause des modes de production écocidaires faisant abstraction des réalités du monde. Alors qu’il semblait impossible de sensibiliser la population à la corrélation entre nos modes de vie postmodernes et les bouleversements écosystémiques, la COVID-19 réalise l’improbable : en seulement quelques semaines, le virus impose un frein à l’économie mondiale, révèle la fragilité des structures locales et fait resurgir la solidarité. Soudainement, il devient possible d’instaurer des mécanismes étatiques capables d’organiser une décroissance à l’échelle mondiale.
Ce ralentissement imposé par les forces du vivant apparaît alors comme une véritable occasion de transformer les communautés locales de manière à faire émerger une culture de l’entraide. Gaïa ouvre un champ des possibles. Maintenant, comment saisir ce nœud événementiel pour interpeller les consciences, reterritorialiser les pratiques culturelles et renouer avec le vivant ?
L’ossature d’une résilience collective
En partant du constat qu’au Québec, la banlieue diffuse est la réalité dominante et que la mobilité est responsable de 43 % des émissions totales de GES, un investissement judicieux serait de récupérer et nationaliser l’ossature ferroviaire qui a structuré l’établissement humain pendant plus de 100 ans. Rappelons que cette infrastructure a été négligée, abandonnée ou convertie depuis l’émergence des transports routiers au tournant de la Seconde Guerre mondiale. Il suffirait simplement de la réinvestir pour relier l’ensemble du Québec. Un tel projet, en plus de collectiviser les déplacements provinciaux, réduirait les émissions de GES liées aux transports et affaiblirait l’emprise des oligopoles automobile et pétrolier sur nos vies. Cela offrirait une chance réelle de repenser radicalement l’occupation territoriale depuis deux objectifs précis : régénérer les écosystèmes et assurer la résilience des communautés locales.
Les corridors ferroviaires, puisqu’ils traversent la quasi-totalité de la province, pourraient servir d’ancrage physique pour l’émergence d’un nouveau rapport au monde. En ce sens, à partir des gares et des conditions territoriales spécifiques à chaque région, une réflexion profonde sur l’établissement humain permettrait d’implanter des modes de gouvernance favorables à l’autodétermination, resserrer les limites de l’urbanisation et définir des pratiques culturelles respectueuses des conditions locales. De plus, une planification permettrait de prévoir la réémergence des conditions écosystémiques favorables à la cohabitation des espèces, élaborer des pactes de souveraineté alimentaire entre les milieux habités et les espaces nourriciers de proximité, renforcer les communs par la multiplication de fiducies foncières à vocations écologique et sociale. Bref, nous pourrions apprendre à vivre, ensemble et dans le respect du vivant, sur un territoire dont nous prenons soin.
Vers une culture de l’entraide
À Québec, les trains complèteraient le réseau structurant de transport en commun (RSTC) en desservant à la fois les banlieues et la région : corridor des Cheminots au nord, côte de Beaupré à l’est, Lévis au sud et ligne Québec-Windsor à l’est. Un réseau polycentrique pourrait ainsi relier les différents noyaux de peuplement de la province en longeant les bassins hydrographiques et les vallées.
Depuis cette ossature et pour en finir avec le règne hégémonique de la propriété privée, travaillons à la radicalisation des communautés locales. N’espérons pas un rétablissement du libre marché, assurons-nous de le court-circuiter. Les travailleurs et travailleuses affecté·e·s par les crises en cours seront certes vulnérables face à l’emprise du capital, mais l’instabilité est aussi une occasion de redonner un sens à nos vies en établissant les bases d’une culture post-croissance basée sur la collaboration.
En ville, forçons la fermeture et le retrait des équipements nocifs — incinérateur, usines, port, autoroutes —, militons pour le resserrement du périmètre d’urbanisation, transformons les devantures de la banlieue en jardins, occupons et revendiquons des terrains, sortons les multinationales, développons des visions citoyennes de l’aménagement libres des impératifs financiers, déployons un réseau permaculturel et agroforestier, collectivisons nos savoir-faire dans des ateliers coopératifs comme la Patente, rassemblons-nous les mercredis soir au Tam Tam café pour faire évoluer nos pensées, combattons l’obsolescence programmée au Café Réparation, soutenons les actions de désobéissance civile, utilisons exclusivement la monnaie locale — le BLÉ — et encourageons des initiatives favorables aux cultures maraîchères locales comme le Marché de Proximité, le Haricot Magique ou l’Accomodation Bio. En somme, donnons naissance à des projets communs dans lesquels nous pourrons, comme l’évoque Yves-Marie Abraham, « produire moins, partager plus, et décider ensemble [3] ».
Ne manquons pas l’occasion de rendre révolu ce qui nuit à la chose commune. Apprivoisons l’incertitude, revendiquons des terres pour le bien commun et organisons-nous. Travaillons, plus que jamais, pour le vivant. Fabriquons, réparons, transmettons, soignons, collectivisons. Reterritorialisons les savoirs, savoir-faire et savoir-être ancestraux liés à la sagesse environnementale historique et apprenons à vivre, ensemble, de façon humble, respectueuse et symbiotique parmi la complexité du vivant.
[1] David Gordon, « Still Suburban ? Growth in Canadian Suburbs, 2006-2016 ». Disponible en ligne.
[2] À ce sujet, lire Dominique Payette, Les brutes et la punaise : les radio-poubelles, la liberté d’expression et le commerce des injures, Montréal, Lux, 2019, 148 p.
[3] Yves-Marie Abraham, Guérir du mal de l’infini, Montréal, Écosociété, 2019, 280 p.