Dossier : Résilience écologique.

Dossier : Résilience écologique. Résistance ou résignation ?

Décroissance : adaptation ou mutation ?

Jérémie Bouchez, Josée Provençal

Les changements climatiques, et même l’actuelle pandémie, sont les conséquences de notre dépendance à des ressources naturelles existant en quantité limitée. Ces perturbations nous obligent à réfléchir à de nouveaux modèles de société.

Il ne suffit pas de « réformer » ou « verdir » le capitalisme, car le découplage complet de la croissance économique et de la destruction de notre oïkos est impossible. Le démantèlement de la fable du développement durable et de la croissance verte s’impose.

Comment accompagner l’humanité dans cette démarche ? Selon nous, une société postcroissance est possible si l’on applique les idées de la décroissance, une voie féconde pour résoudre le problème de la perte de contrôle climatique et social causée par notre système économique. Pour arriver à une société décroissante, nous proposons un parcours en quatre étapes.

Reconnaître les constats de la science

Il n’est plus question en 2020 de nier la réalité des bouleversements climatiques et de ce que nous faisons subir à la planète et aux autres espèces. La destruction rapide du vivant, l’accélération des dérèglements climatiques ou le creusement des inégalités sont des faits documentés par la science et les données sont probantes. Cependant, il semble encore nécessaire de marteler la véracité des preuves scientifiques.

Remettre en question le capitalisme

La critique de l’industrialisation est loin d’être nouvelle, nombreux sont les mouvements et les personnes qui ont dénoncé ce phénomène au fil des derniers siècles. Il suffit de penser à Karl Marx (1818–83) ou à Mohandas Gandhi (1869–1948). Au XXe siècle, en 1972, le rapport Les limites à la croissance (dans un monde fini) [1] du Club de Rome a été un des premiers à soulever d’importantes préoccupations relatives à la production industrielle et à la consommation de masse. En 1987, le rapport Notre avenir à tous révèle quant à lui l’inadéquation entre le développement économique appuyé sur la croissance et l’environnement. Au fond, le problème est que l’impératif capitaliste du profit exige une croissance économique continue et indéfinie, qui impose une pression extrême aux écosystèmes, dont les ressources sont finies. Pourtant, les États n’ont jamais formellement remis en question les fondements du système capitaliste, qui a provoqué une importante dégradation de l’environnement et qui, en dépit de quelques avancées, a entraîné une régression sur le plan social.

En 2015, lors du Sommet de l’ONU sur les Objectifs du développement durable (ODD) les États ont adopté à l’unanimité les 17 objectifs devant tracer la voie à suivre afin de « parvenir à un avenir meilleur et plus durable pour tous ». Or, un constat s’impose : le consensus que les participants ont prétendu avoir obtenu est en vérité chimérique, puisque l’idée même d’un « développement » (c’est-à-dire d’une croissance économique) durable entre en contradiction avec la vaste majorité des ODD. Le développement durable est un « signifiant vide [2] » qui ne remet nullement en question les assises du capitalisme. Le développement durable, ou pire encore sa réincarnation sous le vocable de « croissance verte », permet la perpétuation d’un modèle économique délétère et mortifère. Ces oxymores font croire à des solutions techniques et innovantes pour l’ensemble des problèmes environnementaux. Ils donnent l’illusion que chacun·e pourra sortir gagnant·e de cette « transition » et qu’il sera possible d’engendrer indéfiniment une croissance économique sans nuire à l’environnement [3].

Il convient de préciser que de plus en plus d’articles scientifiques publiés dans des revues à comité de lecture ou dans des rapports de la « littérature grise [4] » insistent sur l’impossibilité de découpler totalement la croissance économique et la destruction de l’environnement. On peut citer le Bureau européen de l’environnement (une fédération de plus de 140 organisations environnementales) qui a publié en juillet 2019 un rapport au titre évocateur : Le découplage démystifié. Preuve et arguments contre la croissance verte comme stratégie unique pour atteindre la durabilité (traduction libre) [5]. En octobre 2020, plusieurs chercheur·e·s ont réalisé une étude qui a analysé 179 articles sur le découplage publiés entre 1990 et 2019. Leur conclusion est qu’en l’absence de preuves empiriques solides ou de plans détaillés et concrets, la possibilité d’un découplage total entre la croissance économique et la destruction de l’environnement repose en partie sur la foi [6].

Entreprendre une alphabétisation aux idées de la décroissance

Une nouvelle ère postcroissance implique de déconstruire l’idée même du développement et de la croissance économique qui l’accompagne, afin de déployer un éventail des possibles, des propositions qui changeraient considérablement la donne. Cesser de penser nos relations à la société et à la nature sous l’angle exclusif de l’économie en est la première étape. La décroissance propose aussi de réfléchir sur notre rapport au temps et l’accélération de nos vies, de reconnaître le rapport aliénant toujours croissant que nous avons avec la technologie, en plus de prendre conscience que nous nous sommes dissocié·e·s de la nature – en imagination – alors que nous en faisons partie intégrante.

Poser les bases des sociétés postcroissance

Il existe bien entendu plusieurs visions de la décroissance. Celles-ci ont néanmoins en commun d’envisager de nouvelles façons de vivre ensemble, de consommer mieux, de produire moins et de mettre en place de nouvelles institutions pouvant subsister sans la croissance.

Il n’est donc pas question de changer un modèle unique, le capitalisme, pour un autre modèle unique qui serait la décroissance. Il faut envisager la décroissance comme un cadre au sein duquel s’inscrivent des imaginaires, des identités et des pensées différentes. La décroissance, bien qu’ancrée dans une culture militante radicale et critique, se veut ouverte et multiple. C’est dans cette diversité qu’elle trouve sa force [7]. En effet, il serait saugrenu d’envisager un modèle unique de décroissance qui répondrait à la fois aux aspirations des gens de la ville et des régions, ou encore à celles des Occidentaux et des populations du Sud.

Assurer une transition du capitalisme vers la décroissance doit nécessairement s’effectuer du bas vers le haut. Des idées sont en émergence et des communautés posent actuellement les jalons de l’adaptation aux crises écologiques. Des sociétés libérées de l’impératif de la croissance seront ainsi beaucoup plus frugales. Elles produiront moins et se concentreront sur les besoins essentiels. Elles auront également mis en place un revenu de base universel afin de libérer du temps pour les activités non rémunérées, diminuer les inégalités [8] et permettre aux communautés les plus fragiles de mieux résister aux dérèglements climatiques. Une économie postcroissance serait plus ancrée localement en réduisant les circuits de production/consommation tout en favorisant les communs. Elle permettrait une « coproduction de ce qu’il nous faut pour vivre, dans une perspective d’autosubsistance [9] », et donc de renforcement des communautés de façon réellement démocratique, dans des lieux qui profiteront d’une excellente qualité de vie sur une planète sur laquelle il sera plus difficile de vivre.

In fine, des sociétés mieux adaptées à la réalité climatique et aux crises écologiques du XXIe siècle produiront moins, partageront plus et décideront collectivement de la voie à suivre, tout en étant libérées de l’emprise du capitalisme qui nous mène vers une voie sans issue. Inventer des sociétés postcroissance, c’est reconnaître la nécessité de transformer notre mode de vie. Il en va de notre salut et de notre devoir de faire honneur à l’existence de la vie sur cette planète.


[1Dennis et Donella Meadows, Montréal, Écosociété, 2013, 432 p.

[2Le développement durable est un signifiant vide, en ce sens qu’il assure une fonction de représentation qui sera toujours instable et sujette à des transformations dues aux luttes de définition qui l’accompagnent.

[3Voir Giorgios Kallis, « The Degrowth Alternative », Great Transition Initiative, février 2015. Disponible en ligne.

[4La littérature grise est définie comme tout document produit par les différents paliers gouvernementaux, les universités, les entreprises et l’industrie, mais qui n’est pas contrôlé par l’édition commerciale.

[5Voir « Decoupling debunked », 8 juillet 2019. Disponible en ligne.

[6Voir la présentation de l’étude dans Nafeez Ahmed, « La ″croissance verte″ est un mythe », Vice, 27 juillet 2020. Disponible en ligne.

[7Voir Giacomo D’Alisa, Federico Demaria et Giorgos Kallis, Décroissance. Vocabulaire pour une nouvelle ère, Montréal, Écosociété, 2015, 376 p.

[8Voir Ambre Fourrier, Le revenu de base en question. De l’impôt négatif au revenu de transition, Montréal, Écosociété, 2019, 152 p.

[9Voir Yves-Marie Abraham, Guérir du mal de l’infini. Produire moins, partager plus, décider ensemble, Montréal, Écosociété, 2020, 280 p. Voir aussi la recension du livre dans À bâbord !, no 85. Disponible en ligne.

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