La littérature et la vie
L’inquiétante étrangeté des univers parallèles
Dans leurs derniers romans, Pierre Samson et Jocelyne Saucier nous entraînent dans des mondes singuliers, logés au cœur de notre univers feutré, comme des réalités inversées, bousculant nos habitudes et nos représentations.
Samson évoque le Red light montréalais bariolé de la Crise des années 1930, tandis que Saucier reconstitue celui des territoires semi désertiques du nord ontarien et québécois, reliés par les trains dans leur époque glorieuse.
Le mammouth
Le roman de Pierre Samson [1] ne comporte pas de longs préliminaires. Il s’ouvre sur une scène crue de coït. Nikita Zynchuck, immigré prolétaire, soulage en effet ses pulsions d’animal en rut sur une prostituée de la Main, sa « figure convulsée » lui donnant l’apparence, aux yeux de celle-ci, d’un Mammouth, sobriquet dont elle l’affuble et par lequel il est reconnu dans le quartier.
Ce sera sa dernière jouissance, bientôt suivie d’une mort – d’un meurtre – annoncée dès la fin du premier chapitre. Pourquoi cette mort et que signifie-t-elle au moment où l’intrigue du roman se déroule, en plein cœur de la grande crise des années 1930 ? C’est à partir de cette question qu’est structuré le récit de Samson.
Du fait divers au crime politique
Replacé dans ce contexte, l’assassinat passe du fait divers, terrible mais courant, à une dimension sociale et politique. Nikita Zynchuck est en effet un Ukrainien, arrivé au Canada en 1927, où il débarque à Halifax avant de se rendre à Montréal, attiré par des annonces d’emplois bien payés au Canadian Pacific Railway (CPR).
Demeuré catholique, antisémite et anticommuniste, Zynchuck est devenu au moment de la Crise un simple journalier en chômage, travaillant à l’occasion pour des commerçants juifs qu’il déteste et à qui il doit d’une certaine manière sa survie. De même, en vertu d’un étrange paradoxe, sa défense sera prise en charge également par des Juifs, cette fois progressistes et communistes, engagés dans la lutte pour les miséreux et dépossédés de ce monde dont il fait objectivement partie.
Sa mort intervient dans le cadre d’un incident courant à l’époque : celui de l’expulsion d’une famille pauvre de son logement pour cause d’arriérés de loyer. Dans l’échauffourée provoquée par l’expulsion, Zynchuck est tué par un policier d’origine italienne d’allégeance fasciste, Gianni Zutto, sous le prétexte, ironique dans les circonstances, qu’il serait un communiste.
La résistance communiste
Or, ce sont les communistes qui, à l’époque, se portent à la défense de ces miséreux. Et c’est sur l’action de ces militants résistants, auxquels le roman est dédié, que Samson attire l’attention. Certains d’entre eux sont inspirés de personnages réels, comme Joshua Gersham, alors animateur du parti à Montréal, ou Bella Gordon, une « pasionaria des cœurs », qui vont orchestrer des manifestations de protestation contre le meurtrier, au moment de l’enquête du coroner et à la suite de son absolution par un jury complaisant qui conclut à une « mort accidentelle ».
Le roman se développe donc sur une toile de fond socio-politique, opposant fascistes et communistes, dans une lutte sourde et parfois explosive. Les communistes, qui connaissent peut-être leur plus grand essor au Canada durant cette période, aident les locataires à résister à leur expulsion, en affrontant les propriétaires, les huissiers et leurs protecteurs de la police, elle-même gangrénée par des éléments fascisants et parfois même mafieux.
C’est donc un pan majeur de l’histoire sociale et politique que nous dévoile Samson dans ce gros roman touffu, ramifié et puissant, comportant plusieurs dimensions et de nombreux personnages, univers complexe dont le fil conducteur est la lutte des classes, et qui se présente comme une sorte de fiction documentée, portant témoignage sur une réalité largement méconnue encore aujourd’hui. C’est son grand mérite.
À train perdu
Célébrée à juste titre pour Il pleuvait des oiseaux, magnifique roman s’étant attiré une reconnaissance internationale, Jocelyne Saucier revient encore une fois, dans À train perdu [2], à son univers de prédilection, le Nord de l’Ontario et le Témiscamingue. Vaste territoire longtemps sillonné par les trains, principal moyen de locomotion avant la percée envahissante de l’automobile.
Le roman se présente pour une part comme le récit épique du monde du rail, incarné dans sa forme la plus glorieuse sur le plan symbolique par les school trains : ces écoles ambulantes, en plus d’être des lieux d’enseignement pour les populations dispersées et délaissées de ces régions éloignées, servaient aussi de centres communautaires, de lieux de loisirs, ou de dispensaires pour des populations dépourvues de services publics adéquats.
C’est dans ce monde très singulier que naît l’héroïne d’À train perdu, Gladys Comeau, fille d’un enseignant mobile si l’on peut dire. Portée sans doute par une certaine nostalgie de son enfance magique, elle fait un dernier « voyage erratique » vers le pays natal, au moment où elle comprend qu’elle va mourir incessamment.
Le récit est pris en charge par un narrateur anonyme, ami de Gladys, fils de cheminot, amateur de trains, qui s’interroge sur les motifs de la vieille dame qui, un matin, sans prévenir, quitte sa maison de Swastika – étrange nom qui n’a toutefois rien à voir avec la croix nazie, la petite ville ayant été fondée avant la montée d’Hitler. Elle s’en va, abandonnant sa fille, Lisana (personnage mystérieux et suicidaire, absente aux autres et à elle-même, perpétuellement hantée par le désir et la crainte de la mort), au grand étonnement de ses amis, de la petite communauté de soutien qui s’est créée autour d’elle : comment expliquer ce départ et surtout cet abandon ? C’est la question qui guide l’enquête du narrateur et des amis de Gladys.
De l’épopée du rail au récit intimiste
Pour répondre à sa question, le narrateur va tenter de retrouver les dernières personnes qui ont rencontré Gladys, personnage à la fois présent et absent, qui ne parle pas et qu’on connaît essentiellement par les yeux d’autrui et par ses paroles rapportées, ce qui accentue encore le mystère de son départ.
Ce mystère sera en partie levé un peu plus tard par une amie de Gladys, Suzan Sheldon, qui apprend au narrateur que celle-ci avait accepté de soutenir Lisana tout au long de son existence, inconditionnellement, par un profond sentiment de culpabilité. Gladys, dans une conversation, lui aurait dit : « Cette enfant a baigné dans les larmes que je n’ai pas pleurées à la mort d’Albert ». Le dénommé Albert, en l’occurrence, est son mari mineur, mort dans un accident de travail ; Gladys croit que ce sont les larmes alors retenues pendant qu’elle était enceinte qui sont responsables de l’obsession suicidaire et du malheur de sa fille.
Lisana sera finalement débarrassée de sa hantise mortifère au moment de la mort réelle de la mère, qui la confie alors à Janelle, personnage clef du roman, une itinérante aguerrie rencontrée par Gladys lors de sa fuite en train, qui va accepter un temps de prendre en charge Lisana avant de la confier ensuite au narrateur, qui devient de la sorte pour elle une sorte de frère. Ce dernier, pour sa part, rend à terme sa propre quête en terminant le récit qui, devenu livre, pourra circuler à son tour dans les trains de la région et ailleurs…
Jocelyne Saucier évoque ce train et ce temps perdus de manière habile et émouvante, reconstruisant un monde social qui se disloque et un drame intime qui lui est imbriqué, univers qui recoupe celui déjà créé dans Il pleuvait des oiseaux et Jeanne sur les routes, centré sur la figure d’une autre militante communiste héroïque des années 1930, Jeanne Corbin, évoquée allusivement dans le roman de Pierre Samson. C’est l’un des points d’intersection de ces deux romans qui, chacun à leur manière, nous font découvrir de manière passionnante des arrières-mondes que l’on aurait intérêt à connaître, ne serait-ce que pour mieux comprendre celui qui nous est échu pour le meilleur et pour le pire.
[1] Pierre Samson, Le Mammouth, Montréal, Héliotrope, 2019.
[2] Jocelyne Saucier, À train perdu, Montréal, XYZ, 2020.